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par Thomas Pietrois-Chabassier
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Dans la boîte qu’ils avaient inventée, ils passaient H Friend de Black Devil Disco Club, et ils dansaient, aussi naturellement que s’ils avaient composé la chanson eux-mêmes, et ils dansaient comme ça, sans même se souvenir du nom de ce qui passait pour cette nuit, tous les deux, marchant sur les ombres que leurs corps dessinaient sur le parquet du petit appartement sous les toits d’un Paris qui n’existait plus, qui ne s’aimait plus, qui ne se touchait plus, une ville qui n’avait plus que le regard sur les quelques mètres qui séparaient ses habitants du mal, et ils dansaient dans la boîte qu’ils avaient inventée, comme s’ils n’étaient plus de ce monde, plus de ce temps, plus rien qu’eux-mêmes, ailleurs, images flottant dans la lumière, de celle des réverbères qui s’allumaient bas dans la rue, et ils dansaient, comme ça, dans le souvenir de quelque chose du monde qu’ils avaient inventé, la boîte dans laquelle ils auraient voulu se trouver, et où ils se trouvaient, ce soir, cette nuit, et ils dansaient, le corps parallèle, incliné, ne se montrant qu’un peu d’eux-mêmes, et tournant devant les fenêtres qui donnaient sur les appartements tristes de la rue, des voisins qui regardaient. Et ils dansaient, pleins de la vie, et ils dansaient pour les routes désertes, et pour les villes abandonnées, et ils dansaient pour les mourants, pour les sorciers, les morts et les vivants, ceux qui avaient perdu le goût de la solitude et la mémoire de l’amour, et ils dansaient pour les mères heureuses qui s’occupaient de leurs enfants perdus, revenus, et ils dansaient pour les pères orphelins qui avaient la crainte de leurs fils, et ils dansaient pour les tristes visages, les drogués mécaniques, les prieurs à genoux, et ils dansaient pour ceux qu’on n’aimait pas, qui sortaient au devant du danger de tout sans la chance de choisir, et ils dansaient pour eux, pour elles, pour nous, pour tous, et dans la nuit, au milieu des lampes qui s’éteignaient peu à peu aux fenêtres, dans la ville, dans les villes, et loin dans les campagnes, au milieu du silence qui disait le genre humain trop seul, ils dansaient, oublieux de tout ça, parfois, quand ils baissaient la tête, et regardaient leurs pieds se suivre, et quand soudain, ils la relevaient, ils se rendaient compte qu’ils étaient toujours là, ensemble, qu’ils étaient beaux, comme retrouvés, comme avant, et comme la première fois, dans le sommeil inespéré. Et les voilà qui dansaient, loin, comme s’ils avaient inventé la joie pour eux-mêmes, le désir fou de mordre de la peau pour voir si le sang s’y cache vraiment coulant, et lui, et lui leur ouvrait grand les portes des étroits passages de la nuit pour la laisser passer, dansante au milieu des ombres et des serpents. Et elle dansait, et il dansait, se promettant de ne jamais se dire qu’ils s’aimaient, pour n’avoir pas à dire qu’un jour, peut-être, ils ne s’aimeraient plus.
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Thomas Pietrois-Chabassier
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Écrit pour la musique, la poésie et la télévision.
Sa nouvelle Encore, sera publiée dans le numéro 1 de Pourtant (à paraître)
Du même auteur
En accès libre, dans le numéro Pourtant, Pandémie :
Quelque chose qui ne fait pas dimanche, nouvelle, 2020
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Pandémie 2020, vies humaines
revue en ligne
par nos auteurs, photographes et nos invités
Une réponse sur « TANDIS QU’ILS DANSAIENT »
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