[1]
Je dĂ©core de nourriture mon espace : jâempile des boĂźtes de thĂ© colorĂ©es en guise de table de chevet ; prĂšs de lâĂ©vier, des tablettes de chocolat avec des photos de montagnes transforment lâeau jaunĂątre du robinet en eau fraĂźche de source. Sur lâĂ©tagĂšre, des paquets de pĂątes rangĂ©s par temps de cuisson remplacent les livres. Tout autour du bureau, jâaligne des citrons.
La piĂšce fait trois mĂštres et demi sur cinq. Murs blancs, parquet en longues lattes, une armoire qui occupe le quart de la chambre et dont je nâutilise quâune demi-Ă©tagĂšre sur les dix. Puis : un Ă©vier, un matelas Ă mĂȘme le sol et un bureau aussi disproportionnĂ© que lâarmoire. Dans cette piĂšce, il nây a plus rien qui mâappartienne. Jâavais tout pris en partant â tout mis dans un grand sac, et au revoir. Aujourdâhui, aprĂšs deux mois, je suis de retour.
En Ă©talant la nourriture dans lâespace, je me lâapproprie dâune maniĂšre telle quâil ne puisse plus mâĂ©chapper : câest ma digestion qui lâordonne. Je remplis la piĂšce de ce dont je vais me remplir moi-mĂȘme. Cet espace, jây suis dĂ©sormais organiquement connectĂ©.
Je le fais mien. Je le fais moi.
[2]
Jâai fini de manger ma piĂšce. Il ne reste plus que le silence, assourdissant. Si fort quâil en devient palpable : il a une odeur, une texture ; il existe et nâexiste quâici. Je prends le pouls de ce silence dont la prĂ©sence mâĂ©tait inconnue : du rien qui est pourtant quelque chose.
Lâair vibre. Il mâentoure et mâembrasse dans cet espace censĂ© ĂȘtre familier. Le vrombissement des voitures, lâĂ©coulement des canalisations, les pas dans la cage dâescalier : autant dâĂ©lĂ©ments dont la somme devrait recomposer mon habitat naturel.
Pourtant, une inconnue sâest glissĂ©e dans lâĂ©quation : jâentends les voitures, jâentends les pas, jâentends les tuyaux, mais je ne suis pas chez moi. Je suis perdu comme quelquâun quâon aurait mis dans une chambre sourde avec la lumiĂšre Ă©teinte : je nâai plus de repĂšres. Je perçois mon corps dâun cĂŽtĂ©, lâespace de lâautre, mais il mâest impossible de les relier.
Je marche à tùtons ; je fais le tour de la piÚce en longeant les murs.
Une vague sensation de nausée me prend.
Le silence mâaveugle.
Suis-je chez moi ?
[3]
Je mâassieds sur un coin du lit, entre les emballages dĂ©chirĂ©s et les Ă©corces de citron.
Au fil des heures, le silence se tasse : les voitures se font de plus en plus rares sur le boulevard ; les pas dans lâescalier sont plus discrets, presque feutrĂ©s ; les tuyaux se taisent. La nuit recouvre la piĂšce du silence qui lui est propre : rĂ©confortant, universel, comme un rideau de velours que lâon tire dĂ©licatement.
Peu Ă peu, mes yeux se ferment. Le corps en travers du matelas, les jambes qui dĂ©passent sur le plancher, je mâendors au son des battements de mon cĆur.
[4]
Au matin, je suis rĂ©veillĂ© par la sonnerie de mon tĂ©lĂ©phone. Jâouvre les yeux, je ne sais pas oĂč je suis ; je ne comprends pas pourquoi le lit est si prĂšs du mur. Il me faut quelques secondes pour me souvenir que je suis dans mon petit appartement.
Je me lĂšve, je prends mon tĂ©lĂ©phone pour rĂ©pondre, allĂŽ â et, soudain, je lĂąche lâappareil.
Je reste un instant immobile, les yeux rivĂ©s au sol : câest comme si une dĂ©charge Ă©lectrique mâavait parcouru, ou comme si jâavais posĂ© la main sur un objet dont jâignorais quâil Ă©tait brĂ»lant. FĂ©brile, je ramasse le tĂ©lĂ©phone. La ligne sâest coupĂ©e ; je rappelle le dernier numĂ©ro.
AllĂŽ ? â et aussitĂŽt, je manque de refaire tomber le tĂ©lĂ©phone, freinant mon geste au dernier moment. Dâun coup, je comprends : câest ma voix. Câest ma voix qui mâa surpris lorsque jâai dĂ©crochĂ© la premiĂšre fois, ma voix et la façon si particuliĂšre dont elle rĂ©sonne dans cette piĂšce Ă moitiĂ© vide â comme si, aussitĂŽt prononcĂ©s, les mots partaient trĂšs loin et revenaient Ă moi avec un dĂ©calage tĂ©nu mais suffisant pour que je les aie oubliĂ©s entre-temps et quâils me surprennent comme un coup sec sur la nuque.
Ă nouveau, il me faut quelques secondes pour reprendre mes esprits et entendre une voix qui sâimpatiente Ă lâautre bout du fil : allĂŽ ? allĂŽ ? Alors que mon interlocuteur allait sans doute raccrocher, jâai tout juste le temps de dire oui, je vous Ă©coute. Je mets le haut-parleur et la voix inconnue remplit alors la piĂšce.
En lâespace dâun instant, tout change. Un Ă un, les Ă©lĂ©ments qui composent le petit appartement semblent prendre corps, comme sâils sortaient enfin de lâĂ©tat flottant et incertain oĂč ils se trouvaient. Tout devient rĂ©el. La piĂšce dans son ensemble paraĂźt moins lointaine, comme si les murs sâĂ©taient rapprochĂ©s et que le sol sâĂ©tait raffermi.
Lorsque la voix se tait, je bredouille un vague dâaccord, je vous rappellerai et en prononçant ces mots, ma voix elle-mĂȘme me semble plus immĂ©diate, plus chaleureuse.
Je raccroche et je vais Ă la fenĂȘtre : dans le boulevard, les voitures filent Ă toute allure, et comme jâouvre pour faire entrer un peu dâair, jâentends des pas dans lâescalier.
[5]
Je sors. Ă lâangle du boulevard, un jeune couple commente : deux mois que personne ne passait dans cette rue, ça fait plaisir dây voir un peu de monde.
De mĂȘme quâĂ lâintĂ©rieur de mon petit appartement, quelque chose a changĂ©. Les cafĂ©s, les bars, les restaurants sont fermĂ©s, mais ce nâest pas de cela quâil sâagit. Le changement nâest pas physique ; pas visuel, du moins. Câest dans lâair. LittĂ©ralement : son grain semble diffĂ©rent, plus fin et pourtant plus solide, rendant la lumiĂšre plus Ă©paisse.
Je mâassieds sur un banc et je le regarde, cet air lĂ©ger et volatile, un air Ă©tonnant de transparence derriĂšre lequel les immeubles de brique rouge ne peuvent plus se cacher.
Peu Ă peu, la ville reprend vie.
[6]
Pas à pas, rue par rue, le quartier renaßt. Assis sur ce banc public, je reprends ma place comme un pianiste qui, aprÚs un long voyage, soulÚve un drap poussiéreux et retrouve son instrument désaccordé.
Les passants composent, par leurs rythmes disparates, une musique complexe : certains marchent comme des enfants qui font leurs premiers pas ; dâautres ont dâemblĂ©e renouĂ© avec leurs vieilles habitudes et traversent le boulevard dâun pas affairĂ©. Dans ce magma dĂ©synchronisĂ©, aucune harmonie sinon celle du chaos lui-mĂȘme â et une incertitude permanente quant Ă la somme de tant de frĂ©quences dĂ©sordonnĂ©es.
JâĂ©coute attentivement. Je cherche Ă discerner une trame, si tĂ©nue soit-elle ; un motif qui tĂ©moigne dâune logique Ă reconstruire â en vain. Les passants dĂ©filent sous mes yeux et je me demande si une parenthĂšse est en train de se refermer ou si des points de suspension se profilent Ă lâhorizon ; je me demande ce quâil faut faire du temps, maintenant quâon sait que lui seul compte ; je me demande, enfin, si je toucherai encore des peaux inattendues. Et je doute que ces questions aient un sens.
Le soir tombant, les passants se font de plus en plus rares. Vers minuit, il nây a dĂ©jĂ plus personne. Pour moi aussi, il est temps de rentrer.
[7]
Jâarrive au pied de mon immeuble. Depuis le boulevard en contrebas, je lĂšve les yeux vers ma fenĂȘtre et je suis surpris de mây voir, fumant une cigarette dont la cendre tombe sur le rebord mĂ©tallique en un tintement Ă©touffĂ© qui me transporte soudain six mois plus tĂŽt, Ă la mĂȘme fenĂȘtre, pelant une mandarine dont un morceau me glisse des doigts et sâĂ©choue sur les pavĂ©s enneigĂ©s de la cour en un bruit imperceptible qui me porte aussitĂŽt deux ans en arriĂšre et, dâun coup, toutes les fenĂȘtres de lâimmeuble sâĂ©clairent et je suis derriĂšre chacune dâentre elles avec, sous les yeux, un boulevard Ă chaque fois lĂ©gĂšrement diffĂ©rent, et sâĂ©chappant de la chambre, une mĂ©lodie Ă chaque fois lĂ©gĂšrement diffĂ©rente, et tous ces boulevards et toutes ces mĂ©lodies se superposent et se fondent en une toile de fond unique, morcelĂ©e mais harmonieuse, jusque-lĂ inconnue.
Immobile, je retiens mon souffle comme un concertiste qui vient de jouer la derniĂšre note de son morceau et craint de faire trembler lâair encore vibrant autour de lui. Les fenĂȘtres sâĂ©teignent une Ă une ; seul demeure, comme loin derriĂšre moi, lâair entĂȘtant dâune mĂ©lodie.
[…]
Car câest presque de lâimportance dâune religion que dâavoir compris ça : quâune fois quâon a dĂ©couvert la mĂ©lodie de lâarriĂšre-plan, on nâest plus indĂ©cis dans ses mots ni obscur dans ses dĂ©cisions. Câest une certitude tranquille nĂ©e de la simple conviction de faire partie dâune mĂ©lodie, donc de possĂ©der de plein droit une place dĂ©terminĂ©e et dâavoir une tĂąche dĂ©terminĂ©e au sein dâune vaste Ćuvre oĂč le plus infime vaut exactement le plus grand.
Rilke, Notes sur la mélodie des choses
Acheter ce numéro en LIVRE PAPIER
Pandémie 2020, vies humaines
revue en ligne
par nos auteurs, photographes et nos invités