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par Christina Mirjol
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Fabulette / 4
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Leur fenĂȘtre sur rue Ă©tait toute grande ouverte et je voyais leur table, leur jolie table carrĂ©e, et donc comme jâĂ©tais lĂ , Ă passer par hasard, devant cette jolie table, je me suis arrĂȘtĂ©.
Bonsoir. Bonsoir madame. Je passais par hasard, voyez-vous⊠Bonsoir ! Bonsoir monsieur, je ne fais que passer.
Je mâĂ©tais adressĂ© Ă la dame tout dâabord, puis ensuite au monsieur⊠Un couple entre deux Ăąges.
Excusez-moi, jâai dit, mais en passant, voilĂ , devant la fenĂȘtre ouverte, jâai entendu, voyez-vous, que vous mangiez de la soupe.
Pas du bortsch, non, pas ça⊠ni cornichons, ni bortsch, ni filets de harengs⊠simplement de la soupe.
Jâai entendu manger, voilĂ ce que jâai dit, et jâai donc vu aussi que vous Ă©tiez Ă table.
Comme moi.
Comme nous Ă©tions ensemble, ma femme et moi, dans le temps. Autrefois. Vous voyez. Car ma femme Ă©tait russe.
Et elle faisait le bortsch. Et nous mangions le bortsch, ma femme et moi alors, Ă table comme des russes.
CâĂ©tait il y a longtemps. Et je voulais, nâest-ce pas, vous demander maintenant⊠Ou plutĂŽt, non, voilĂ ce que jâai dit au couple : Je voulais simplement vous regarder manger.
Et manger moi aussi, vous voyez, avec vous.
Tout en vous regardant.
VoilĂ ce que jâai dit.
Ma femme et moi, maintenant, voyez-vous, on ne mange plus comme avant. Surtout pas Ă table, comme vous. Non. Pas Ă table. Pas Ă table. Pas assis comme vous ĂȘtes, Ă votre table, non. Pas de chaise, voyez-vous. Ni table. Ni chaise. Ni assiette.
Et ils Ă©taient assis.
Et la table Ă©tait mise.
Et sur la table mise, il y avait aussi la soupiĂšre qui fumait avec sa louche dedans.
Et ils me regardaient avec la bouche ouverte. Et ils tenaient en lâair leur cuillĂšre pleine de soupe.
Sans rien dire.
Sans rien dire, parfaitement. Tout en me regardant. Pas mĂ©chamment pourtant, quoiqu’un peu Ă©bahis.
Et je suis restĂ© lĂ , devant la fenĂȘtre ouverte pendant un bon moment. Dans cette rue, voyez-vous.
Et la rue ce soir-lĂ , tout comme les autres soirs, depuis maintenant deux mois que câĂ©tait arrivĂ©, nâĂ©tait plus comme avant.
Parce quâelle Ă©tait vide, voyez-vous.
ComplĂštement silencieuse⊠et complĂštement videâŠ
Dans la rue ce soir-lĂ , tous comme les autres soirs, il nây avait que moi.
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Fabulette / 3
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Dans le trou oĂč je cherchais ma piĂšce qui venait de rouler, je vis une petite aveugle qui pleurait.
Quâas-tu ? Pourquoi tu pleures ?…
Tu nâas pas de parents ? lui demandai-je encore, sans perdre de vue mon argent.
Elle ne pouvait le voir mais aurait pu, qui sait, dans un de ses mouvements, le FRĂLER !
Je me suis fait voler me dit sa petite voix avec un peu de larmes.
Je nâavais quâune seule piĂšce, câĂ©tait inestimable vu le nombre si rare de passants, les rues Ă©taient dĂ©sertes !… Je ne pouvais donc pas la lui donner, enfin, ni la couper en deux⊠Je nâavais pas mangĂ©.
Sur ce, elle se met Ă bouger et en moins dâune seconde dissimule mon euro sous son pied.
Mon sang ne fait quâun tour (je craignais un malheur, je ne sais quel manĂšge, je mâavance donc dâun pas, inspecte son regard, fais tournoyer mes doigts devant sa drĂŽle de tĂȘte, mais non, elle nây voyait que dalle !…)
Je pensais Ă ma piĂšce qui brillait sous son pied.
Quelle malchance, me disais-je, de lâavoir retrouvĂ©e puis de nouveau perdue, comment sortir de lĂ ?⊠jâavais envie de pleurer !
Je me mis Ă pousser alors un cri affreux qui effraya lâaveugle et elle sâĂ©vanouit !… Ouf ! mon argent tout au fond mâapparut de nouveau Ă©clairĂ© par la lune. Je le repris au trou avec un peu de terre, et le mis dans ma poche illico.
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Fabulette / 2
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Jâaime les fleurs disais-je au vieil homme qui venait dâarriver et qui regardait le sol tĂȘte baissĂ©e.
Je mâĂ©tais mis Ă lâaise, les deux jambes au soleil. JâĂ©tais heureux. Heureux.
Celle-ci par exemple, lui disais-je, qui Ă©claire la journĂ©e comme un petit soleil. Il nây a quâune chose Ă faire : sâasseoir et regarder le monde. Ăa ne coĂ»te rien, ajoutais-je. Encore faut-il avoir des YEUX !
Et lui ne bougeait pas, ne voyait quâune seule chose : la boĂźte de cassoulet que je venais de finir et qui Ă prĂ©sent Ă©tait vide Ă cĂŽtĂ© de moi sur le trottoir.
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Fabulette / 1
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Jâai croisĂ© de nouveau mon petit cheval. Quâimporte quâil ait Ă©tĂ© peint en pleine nuit Ă la lumiĂšre dâune torche, il sâest depuis longtemps affranchi de la pierre, attirĂ© par lâodeur des chardons et de lâherbe qui poussent entre les rails de la Petite Ceinture.
Bien sĂ»r quâil est vivant, ai-je rĂ©pondu hier au vieil homme qui doutait quâun petit cheval peint pĂ»t avoir une Ăąme lui aussi.
Sur ce, le vieil homme sâest assis et nous avons refait le compte de nos piĂ©cettes. Nous avions rĂ©coltĂ© de quoi passer la nuit devant la grille du parc.
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Christina Mirjol
Ndlr
Christina Mirjol propose aux lecteurs du numĂ©ro en ligne PandĂ©mie 2020, vies humaines de la Revue Pourtant cette sĂ©rie de fables qu’elle publie sur sa page Instagram, accompagnĂ©e de photos dont elle est l’auteure. Merci, Christina.
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Christina Mirjol est auteure de romans, de nouvelles et de textes pour la scĂšne.
Dernier livre paru : Un homme, roman, ĂLP Ăditeur, MontrĂ©al, 2020 pour la version numĂ©rique, BOD, Paris, 2020 pour la version brochĂ©e
Son texte Cri n°179 sera publié dans Pourtant n°1 (sortie juin)
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Crédit photo
Toutes les photos sont de Christina Mirjol
Pandémie 2020, vies humaines
revue en ligne
par nos auteurs, photographes et nos invités
7 réponses sur « Les prisons du dehors »
Les prisons du dehors, violences ordinaires révélées par des mots doux et puissants. Merci Christina.
Merci beaucoup, Florence, de vous ĂȘtes arrĂȘtĂ©e sur mes barreaux invisibles.
Des prisonniers qui n’ont peut-ĂȘtre pas mis de mots sur leur prison mais le lecteur trĂ©ssaille, est inquiet de cette sourde intranquillitĂ©… Merci Christina, pour ces Ă©vocations qui laissent une trace indĂ©lĂ©bile dans ces ordinaires si peu ordinaires.
Mes remerciements tardifs, Isabelle… je m’en excuse… Je n’avais pas vu que vous aviez laissĂ© au sujet de mes fabulettes, ce beau commentaire. Je suis trĂšs touchĂ©e.
J’aime beaucoup.
Avec beaucoup de retard… merci Ă vous !
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