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par Stephan Ferry
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Louis avait abusĂ© des sucettes Ă chimĂšres. Cela lui arrivait souvent. Ces derniers temps davantage encore que par le passĂ©. De sa vie il ne sâĂ©tait senti si dĂ©sĆuvrĂ© et cette oisivetĂ© forcĂ©e lui pesait au-delĂ du supportable. DĂ©sespĂ©rĂ©ment seul, coincĂ© entre les quatre murs lĂ©preux de son douze mĂštres carrĂ©s jamais nettoyĂ© ni rangĂ©, il suffoquait. Alors, par tous les moyens, il cherchait Ă sâĂ©vader.
Il Ă©tait confortablement installĂ© dans son vieux chesterfield dĂ©glinguĂ©, quoique toujours confortable, Ă©pave un peu puante qui faisait face Ă la tĂ©lĂ©vision. Ce soir-lĂ , le rĂ©cepteur lui avait fait faux bond sans crier gare. Dâun coup, il sâĂ©tait tu. Louis nâavait pas lâair de sâen soucier. De toute maniĂšre, il nâĂ©tait pas suffisamment habile de ses mains pour envisager de le rĂ©parer et trop dĂ©sargentĂ© pour sâen procurer un nouveau, mĂȘme dâoccasion. Dans ces conditions, il ne pouvait que se soumettre Ă la fatalitĂ©. Une vieille habitude. Et puis, Louis Ă©tait trop occupĂ© Ă contempler son cendrier pour songer Ă autre chose. Cela faisait un bon moment qu’il posait sur cet objet un regard empli d’une troublante tendresse. Il ne sâagissait aprĂšs tout que dâun bloc de verre grossiĂšrement Ă©vidĂ© en son centre et dotĂ© de trois encoches pour y poser les cigarettes. NâempĂȘche que cet objet trĂšs quelconque le fascinait au plus haut point et plus intensĂ©ment Ă mesure que ses pensĂ©es gagnaient en lĂ©gĂšreté⊠BientĂŽt, il fut tout entier absorbĂ© par cette contemplation jubilatoire.
Et tandis quâil dĂ©posait son joint Ă demi consumĂ© dans lâune des encoches du cendrier, son intĂ©rĂȘt se porta sur les entrelacs compliquĂ©s de la fumĂ©e bleutĂ©e. Il remarqua que peu Ă peu, cependant quâelles sâĂ©loignaient de leur point dâorigine, les Ă©lĂ©gantes volutes se muaient en efflorescences fantasmagoriques. Aucun ouvrage de botanique nâen recelait dâaussi somptueuses. Ensuite, sous lâeffet des imperceptibles mouvements de lâair sans doute, elles prenaient insensiblement lâapparence de majestueuses ailes diaphanes naviguant par paires. Celles-ci, assurĂ©ment, ne pouvaient appartenir quâĂ des oiseaux paradisiaques. De ces crĂ©atures pures et immaculĂ©es, dâallure si parfaite que pour un peu, lâon les croirait apparentĂ©es aux anges. Ils prenaient Ă prĂ©sent leur essor avec une telle grĂące que Louis demeurait pĂ©trifiĂ© dans son fauteuil, submergĂ© par lâĂ©motion.
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Tandis quâil suivait des yeux lâenvolĂ©e de ces oiseaux, il connut pourtant un moment de panique lorsquâil sâavisa de ce que la fenĂȘtre de son studio Ă©tait restĂ©e fermĂ©e. Il sâimagina que ces ĂȘtres surnaturels et fragiles allaient dans un instant sâĂ©craser contre les vitres et sây rompre les ailes. Aussi sâextirpa-t-il de son fauteuil pour aller ouvrir en hĂąte les deux battants de la haute fenĂȘtre. Son pas lui parut si lourd et hĂ©sitant, tout Ă coup⊠Il en conçut un certain trouble. Cela ne dura pas. La nuit Ă©tait douce, elle invitait Ă la rĂȘverie.
Cependant quâil conservait tant bien que mal un semblant de verticalitĂ©, se cramponnant Ă la poignĂ©e de fenĂȘtre, il sâabĂźma dans la contemplation des cohortes ailĂ©es qui maintenant dĂ©filaient devant ses yeux Ă©tincelants, happĂ©es par lâair frais du dehors. Il aperçut une premiĂšre nuĂ©e dâoiseaux contournant habilement lâobstacle que constituait un lampadaire plantĂ© au milieu du trottoir. Puis la formation prit de la vitesse et gagna rapidement de la hauteur, chacun des oiseaux filant alors dans une direction diffĂ©rente, au grĂ© de sa fantaisie. Louis se mit Ă jalouser ces fiĂšres et placides crĂ©atures, dont les trajectoires se mĂȘlaient dâabord en d’incroyables arabesques avant de sâĂ©gailler dans lâĂ©ther, libres alors de toute entrave. Lâenvie fut cependant bien vite chassĂ©e par un sentiment plus noble. Une vĂ©ritable vĂ©nĂ©ration. Le besoin dâentrer en harmonie avec ces oiseaux merveilleux se fit jour dans son esprit. Il ressentait intensĂ©ment lâappel de lâaltitude. Gravir un Ă un tous les Ă©tages du ciel entĂ©nĂ©brĂ©, plus haut que nâimporte qui avant lui.
Louis parvint, non sans mal, Ă se hisser sur le radiateur. Ensuite, dâun pied mal assurĂ©, il trouva le moyen de monter sur le rebord de la fenĂȘtre et dâaffermir un peu sa position. Sous lui se dessinait dĂ©sormais un Ă -pic vertigineux, qui surplombait une somptueuse riviĂšre dont les mĂ©andres se dĂ©ployaient Ă lâinfini, au milieu dâune vallĂ©e luxuriante. LâĂ©den originel, ou quelque chose dâapprochant⊠Enfin, il se sentait apaisĂ©. Tout ici semblait possible. Lâhorizon, comme le ciel, ne prĂ©sentait plus aucune limite tangible. Tout paraissait Ă portĂ©e de rĂȘve, y compris voler. Louis se sentait tellement lĂ©ger. Le moindre souffle suffisait Ă lâĂ©branler⊠Prendre un nouveau dĂ©part ?
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Les oiseaux, qui sâenfuyaient Ă prĂ©sent par sa fenĂȘtre en vĂ©ritables essaims, avaient tout lâair de lâinviter Ă les rejoindre sans tarder. Louis nâavait pas peur, oh non !âŠ. Sa confiance en ces ĂȘtres supĂ©rieurs Ă©tait absolue. Il guettait seulement lâinstant propice. La brise capable de lâemporter pour de bon. Lorsquâil Ă©tendit les bras Ă lâhorizontale, il put sentir lâair sâengouffrant sous ses ailes, caressant une Ă une la moindre de ses plumesâŠ
Au pied de l’immeuble de Louis, se trouvait un conteneur. Les ouvriers qui travaillaient Ă lâamĂ©nagement de lâagence immobiliĂšre, au rez-de-chaussĂ©e, y avaient amassĂ© quantitĂ© de piĂšces mĂ©talliques bonnes pour le rebut. TĂŽles ondulĂ©es, vieilles armoires d’archives Ă©ventrĂ©es, tuyauterie prĂ©historique, Ă©tagĂšres rouillĂ©es⊠IntriguĂ©s par le ruisselet de sang frais qui sâen Ă©chappait, deux jeunes gendarmes chargĂ©s de contrĂŽler les rares passants qui circulaient dans le quartier en cette heure matinale, Ă©taient allĂ© y voir. Leur premier rĂ©flexe fut de renvoyer leur petit dĂ©jeuner sur le bitume. Ă peu prĂšs remis de leurs Ă©motions, ils se firent la rĂ©flexion quâil Ă©tait bien difficile de reconnaĂźtre un ĂȘtre humain dans cet amas informe de chair et de sang, oĂč plus un seul organe ne semblait Ă sa place originelle.
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Stephan Ferry
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Natif de la forĂȘt vosgienne, Stephan Ferry (1970) est journaliste, photographe indĂ©pendant et auteur de fictions, avec une prĂ©dilection trĂšs marquĂ©e pour les textes noirs, teintĂ©s d’humour grinçant et de poĂ©sie.
Sa nouvelle Le Magot, sera publiée dans le numéro 1 de Pourtant (à paraßtre)
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Pandémie 2020, vies humaines
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Une réponse sur « Des oiseaux plein le cendrier »
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