Histoires, images de couvre-feu, de confinements, redĂ©reconfinements, gestes barriĂšre, sauts de haie, pincesâmonseigneur, patchs, avec les autrices, auteurs et photographes de la revue et ouvert Ă toutes et tous
Vols de nuits n°1 / n°2 / n°3 / n°4 / n°5
Les pilotes de Vols de nuits
- Kader Benamer
- Bordomoncsi
- Emmanuelle Cabrol, Couvrez-vous et Feu qui couve
- Jacques Cauda, photographies, Loin, 21h et Ma moitié
- Pascale A. Chevereau
- David Colin
- Marie-Philippe Deloche
- Ăolienne
- Françoise
- Laurence Fritsch
- Amélie Gahete
- Marie-France Lesage
- Claudine Londre
- Isabelle MiniĂšre, Mais dĂ©jĂ le ciel blanchit, Automne malade et adorĂ©, Et que si câest pas sĂ»r, câest quand mĂȘme peut-ĂȘtre et Ne rentre pas trop tard
- Pauline Marzanasco
- Guylaine Monnier
- Thomas Pietrois-Chabassier
- Bertrand Runtz, Grand vent et Les corbeaux
- Valérie S
- Françoise Voland
- Angélique Gianolla-Martinez
- Sarcignan
- Ăve Roland
- Lionel Laboudigue
- Mara
- GeneviĂšve
- Marie des Neiges LĂ©onard
- Abdelkader Benamer
- Lielie Sellier
- Paul Herail
- Armelle le Golvan, Neuves heures et Vol de nuit
- Olga Voscannelli
- Claire Janet
- Virginie Moiré
- René Leynaud par Albert Camus
- HĂ©lĂšne Berjon
- Florence White
Forbidden de sortir, dâaller chez lâautre, interdit. On nâa pas encore bien saisi et ressaisi la mesure de ce couvre-feu puis de ce deuxiĂšme confinement. Pourtant, les consĂ©quences rĂ©sonnent sourdement en chacun de nous. Le redoublement de la peur, Ă celle de l’Ă©pidĂ©mie s’ajoute celle de l’arbitraire aveugle. L’Ătat ferme les commerces humains non nĂ©cessaires, mais dans le cloud et dans les mĂ©gacentres commerciaux continue le marchĂ© noir.
5e vol de nuit : samedi 16 janvier
Voleurs de nuit
par Guylaine Monnier
Il reste seul. Il écrase la cigarette, se brûle un peu les doigts, lÚche la pulpe et sort à son tour tenter de la rattraper.
Elle a disparu. 18h approche. Il aurait aimĂ© la voir Ă lâencoignure du quai. Il aurait aimĂ© saisir sa prĂ©sence, encore un peu, puis ne plus la voir et seulement alors, saisir lâabsence. Peut-ĂȘtre aura-t-elle regardĂ© dans sa direction avant de disparaĂźtre ? Il demeure ainsi, tourmentĂ© par le manque. Tout aurait Ă©tĂ© diffĂ©rent sâil lâavait aperçue Ă lâangle. Il ne se serait pas senti subitement et profondĂ©ment seul, avec cette peine coupable de l’avoir manquĂ©e.
Il nâavait jamais pris conscience quâun dĂ©faut de moment puisse ĂȘtre aussi affligeant. De ces temps que l’on offre Ă d’autres â car un passant l’aura croisĂ©e, aura accaparĂ© ce que seul lui aurait du voir, ce qui pour lui seul comptait, sans conscience ni mĂ©moire ! Retrouver cet homme⊠cette femme⊠l’interroger. Demander combien elle Ă©tait belle pour d’autres, comprendre lâexpression de son visage alors, si elle regardait aprĂšs elle avant de bifurquer ?
Un dĂ©faut de moment. Lâexpression le fait sourire. Il imagine un jeu de cartes, celle dont il faudra se dĂ©fausser. Il tourne les talons. AprĂšs tout, chaque moment appartient Ă son temps, ce dĂ©faut de moment appartient dĂ©jĂ au passĂ©. Il nây a rien Ă faire, il ne pourra jamais le rĂ©cupĂ©rer dans le prĂ©sent comme dans le futur.
Cela aurait pu se produire ainsi. Mais en rĂ©alitĂ©, il ne fit pas demi-tour et continua de marcher. Au bout du quai, la femme ne lâattendait pas. Cette nuit-lĂ , ce nâĂ©tait pas seulement quelques instants que dâautres avaient volĂ©s. Mais la nuit mĂȘme.Au bout de la rue, le jour lâattendait, il Ă©tait 6h. Fin du couvre-feu.
Guylaine Monnier
Acheter dix-huit heures, Kader Benamer
Au moment des aiguilles verticales oĂč tout est diamĂ©tralement opposĂ©, machinalement, vous regardez l'heure. Des erreurs vespĂ©rales comme une peur Ă tombeau ouvert se transforme en versets croisĂ©s. La panique est en peine. L'insomnie sonne tĂŽt ou tard. L'oeil du prince est amnĂ©sique. Faut-il fermer ou ouvrir les portes ? Les seuils sont en crue. Le rĂȘve du dehors et les six doigts de la main
Mais déjà le ciel blanchit
Je ne savais pas comment mâhabiller, ce matin ; aucun entrain, aucune envie de rien. Ăa mâarrive parfois, quand je ne dois voir personne dans la journĂ©e, Ă part la dame de la boulangerie, lâĂ©picier du coin. Dans ces cas-lĂ , je mâinspire du temps quâil fait. Le verdict de la mĂ©tĂ©o Ă©tait glaçant : environ zĂ©ro.
ZĂ©ro motivation pour choisir des habits. Mâhabiller comme la veille ? Ben non, jâai dĂ©jĂ fait ça hier. Jâai regardĂ© par la fenĂȘtre, au cas oĂč un brin de soleilâŠ
Et là ⊠Les toits tout blancs, le sol de la cour tout blanc.
Il neige ! Petits flocons tout doux qui voltigent dans le ciel, viennent se poser dĂ©licatement, blanchir, adoucir, Ă©gayer. Il neige ! Cette joie dâenfant, ce plaisir Ă regarder, regarder encore. Envie de sortir !
OĂč ai-je donc foutu ce pantalon blanc que je nâai mis quâune fois ou deux, avec lâimpression dâenfiler un dĂ©guisement. Blanc avec des petits reflets qui scintillent un peu, comme des incrustations. Jâavais lâimpression dâĂȘtre ridule dedans. Je lâavais achetĂ© parce quâil Ă©tait soldĂ©, cinquante pour cent de remise pour une bonne marque, raison idiote. Mais bon, voyons⊠Oui ! Au fond de la penderie, bien sage, attendant son heure. Bien repassĂ©, en plus.
Il me va bien, je trouve, il est chouette, Ă©lĂ©gant, sobre. Jâaimerais bien lui ressembler, dans le fond. Tee-shirt blanc, pull blanc, trĂšs doux. Ăcharpe blanche.
Je nâai pas de manteau blanc, le mien est beige clair, ça ira.
Me voilĂ dehors, avec un sourire de gosse : marcher dans la neige, sentir mes pieds sâenfoncer dans ce si joli tapis. De quoi se consoler de ce putain de couvre-feu Ă dix-huit heures, de ce putain de virus. Non, quand mĂȘme pas. Je reste inconsolable. Mais quand mĂȘme, la neige !
Attention, ça glisse ! Je prends garde aux endroits oĂč ce nâest dĂ©jĂ plus de la neige mais dĂ©jĂ de la gadoue.
La dame de la boulangerie est fatiguĂ©e, la neige ne change rien Ă sa fatigue, je lui souhaite bon courage, je sens quâelle en a besoin. Quelle vie elle a, cette dame-lĂ , quand elle ne distribue pas du pain et des gĂąteaux ? Je ne sais pas. Tous ces gens que lâon croise chaque jour ou presque, et dont on ne sait rien. Parfois on devine un peu. Cette dame nâest pas contente de sa vie, je crois.
LâĂ©picier du coin a le sourire, il me lance : « Tâas vu, la neige ? » Lui aussi, comme un gosse. On bavarde un peu, il est soulagĂ© par le couvre-feu, ça lui permet de rentrer plus tĂŽt. Je le comprends ; il bosse dehors, Ă vendre fruits et lĂ©gumes, par tous les temps, par tous les froids. Puis il ajoute « De toute façon, jâai pas dâamis, jâaurais nulle part oĂč aller le soir aprĂšs le boulot ». Je le plaisante : « Ben si : au thĂ©Ăątre, au cinĂ©ma, au restaurant ! » Il rigole, me dit « Dâaccord, on ira ensemble quand tout ça sera fini ! »
Je souris et je suis un peu triste aussi, comment ça se fait que ce type au sourire franc, Ă la bonne humeur si facile, nâait pas dâamis ?
Mes achats sont faits, le décompte des heures commence.
DĂ©jeuner avec les infos, toujours aussi rĂ©jouissantes. Pourquoi cet espoir, toujours le mĂȘme, dâune bonne nouvelle ? Le virus fini, les gens guĂ©ris, et toutes les autres bonnes nouvelles quâon attend depuis quâon est enfant. On dirait que les gens quâon aime ne peuvent pas mourir et quâon serait heureux mĂȘme quand il pleut.
Marcher. Rester dehors tant quâon peut. Marcher de moins en moins dans la neige, de plus en plus dans la gadoue. Glisser, se rattraper, surveiller sa montre.
Trop de gadoue, la nuit qui tombe, le temps qui sâamenuise, froid aux doigts. Et puis ça sert Ă quoi de traĂźner sans but, sous prĂ©texte quâon a encore le droit ?
Dans le hall de lâimmeuble, surprise.
Ils sont masquĂ©s tous les deux, je les reconnais grĂące Ă leurs cheveux : longs et bruns pour lâun, blonds et longs pour lâautre. Mon voisin du premier, ma voisine du troisiĂšme. Leurs masques sont bizarres, blancs, avec des dessins⊠de fantĂŽmes. Jây connais pas grand-chose en fantĂŽmes, mais je crois que câest ça. Ils pensent que câest Halloween ? Câest vrai quâils sont fantasques, tous les deux⊠et quâils vont trĂšs bien ensemble. Dâailleurs ils disent la mĂȘme chose :
– On tâattendait ! Tâas vu lâheure ? BientĂŽt couvre-feu !
Ils sont de la police ou quoi ? Je souris sous mon masque, donc je souris avec les yeux.
– Viens boire un verre, manger un morceau avec nous, soirĂ©e Higelin ! Viens avec un squelette si tu en as un sous la main, câest notre anniversaire : Champagne !
Ils sont nĂ©s le mĂȘme jour⊠Je trouve ça si joli, comme coĂŻncidence, pour des gens qui vont si bien ensemble.
Jây vais ! bien sĂ»r jây vais, tout en pensant Ă lâĂ©picier, Ă la boulangĂšre. Et Ă tous les autres.
Jây vais, tout en blanc, un immense sourire dessinĂ© sur mon masque blanc. Jâapporte ce que jâai sous la main, pas de squelette disponible, ni de fantĂŽme, juste quelques gousses dâail qui dĂ©shonorent mon portail.
Amis, je vous remercie.
Isabelle MiniĂšre
le bal du couvre-feu, Pascale A. Chevereau
au soir oĂč musent araignes
et chat noir de la duĂšgne
le marchand des vesprées
a jeté par poignées
tous les grains qui picotent
les paupiĂšres papillotent
tous s’engluent sous le mors
de la petite mort
alors sonne le réveil
des miroirs vermeils
d’outre-tain ils se lĂšvent
incubes et leurs Ă©lĂšves
défroissent linceuls suaires
pour le bal de l’ossuaire
riches costumes endossés
brodequins loups chaussés
on chuchote on riote
on dansote on suçote
les fémurs déguisés
les crocs bien aiguisés
trois petits tours de rien
affûtent la soif la faim
trois petits tours des reins
et le nectar carmin
de draperies on sertit
les fenĂȘtres, qu’aucun rai
ne gĂȘne les revenus
lors du craque-squelettes !
4e vol de nuit : samedi 14 novembre
Puisque câest Ă nous-mĂȘmes de nous signer nos autorisations, un truc de fous. Lâimpression de vivre dans une fiction. Je mâautorise Ă faire une course, je mâautorise Ă faire une marche. Je mâautorise Ă penser ? La case nâest pas prĂ©vue.
Isabelle MiniÚre, auteure de romans, nouvelles, livres pour enfants est la pilote de ce vol avec dans sa valise de confinée le mot distanceffraction.
Automne malade et adoré
Un reste de rĂ©flexe me revient parfois, mâapprocher, tendre la main ; je me recule aussitĂŽt, retiens ma main, use dâune formule triste et affectueuse, « Je vous serre la main de tout mon cĆur⊠en pensĂ©e ».
Quand câest quelquâun de plus proche, câest plus difficile dâĂȘtre plus loin. Je tâaime beaucoup, mais Ă distance.
Comme si on se méfiait.
Oui, on se mĂ©fie, et si je transmettais la bestiole ? et si lâautre me la refilait, et si moi, ensuite je la refilais Ă dâautres ? Etc., etc., tout le monde sait ça. On est fatiguĂ© de le savoir. Mais on prĂ©fĂšre quand mĂȘme le savoir.
Par Ă©crit, quel rĂ©gal, de pouvoir Ă©crire dans un mail, un message, Je tâembrasse, Je tâembrasse bien fort, Je tâembrasse fort ! Je tâembrasse de tout mon cĆur. Et de le dire au tĂ©lĂ©phone, avec le son, lâintention, lâaffection.
On se surprend Ă des tĂ©moignages dâaffection. On se rattrape. Le virtuel pour compenser le rĂ©el.
*
SâĂ©loigner ostensiblement quand on rencontre quelquâun, garder la distance. En ĂȘtre parfois soulagĂ©, pas besoin de prĂ©texte, le plus souvent frustrĂ©. On aurait bien aimĂ© un geste amical, une tape sur lâĂ©paule, une bise sur la joue, une embrassade. Interdiction ! Comme un feu rouge qui sâallume dans le cerveau. Rouge, tu tâarrĂȘtes.
Câest pas souvent vert, ces temps-ci. Le feu bloquĂ© au rouge, un peu orange parfois, quand on sâautoriseâŠ
Ben oui, on sâautorise. Câest assez plaisant de dĂ©cider que le feu est orange, mĂȘme si câest un orange un peu mĂ»r. Et que donc, on peut encore passer, mĂȘme si câest limite. Puisque câest Ă nous-mĂȘmes de nous signer nos autorisations, un truc de fous. Lâimpression de vivre dans une fiction. Je mâautorise Ă faire une course, je mâautorise Ă faire une marche. Je mâautorise Ă penser ? La case nâest pas prĂ©vue.
Câest amusant dâimaginer les cases quâon pourrait rajouter.
Je mâautorise Ă traverser au feu rouge parce quâil nây a pas de voiture Ă ce moment-lĂ ; je mâautorise Ă franchir lâinterdit, parce que je me suis hyper bien lavĂ© et relavĂ© les mains, parce que je porte le masque, parce que jâai trop envie de voir quelquâun que jâaime, lĂ , sur le trottoir dâen face, mĂȘme si le feu est rouge.
Je respecte le code de la route du confinement, la plupart du temps ; jâai acquis une bonne notion du kilomĂštre, une bonne notion de lâheure, une trĂšs bonne notion de lâattestation de secours, glissĂ©e dans ma poche, et qui me permet de marcher au-delĂ de lâheure. Ăa me donne lâimpression de passer au feu orange, quand il nây a pas de bagnole sur la route â et pas de policiers non plus.
Je regarde la lumiĂšre, les jeux de lumiĂšre sur les immeubles, sur les voies ferrĂ©es, sur les feuilles dâautomne, je ne peux pas mâempĂȘcher de regarder les couleurs des feuilles, des arbres.
Je pense au poĂšme dâApollinaire Automne malade et adorĂ©.
Surtout malade, cette fois-ci, pas tellement adoré.
*
Donc, je respecte â presque. Sauf que
Sauf que quoi ? Ce truc-lĂ , qui chahute mes neurones, sâil mâen reste.
Si un ordre est rationnel, logique, argumentĂ©, pas de problĂšme. Si je traverse au rouge devant un camion, je suis en danger, lâordre est logique. Et mĂȘme si jâai envie de me faire Ă©craser, câest pas du tout sympa pour le chauffeur qui aura mon Ă©crabouillement sur la conscience. Donc stop, jâobĂ©is au feu rouge, je mâarrĂȘte, je consens sans soucis.
Mais si je marche Ă distance de toute personne, avec un masque, au-delĂ du kilomĂštre, je ne mets personne en danger. Si ma santĂ© mentale est, elle, en danger, Ă force de rester dans un petit endroit, sans balcon ni terrasse ni jardin, lâordre me semble imbĂ©cile. LĂ , jâai du mal. ObĂ©ir Ă un ordre illogique mâest difficile. TrĂšs.
Idem pour la durĂ©e de la marche, activitĂ© physique. Jâai entendu Ă la radio un psychiatre dire quâil valait mieux marcher deux heures, Ă distance, sans risque, que de dĂ©primer, voire se suicider. Ăa, câest logique ! merci docteur.
*
Quand jâentends que lâon doit ĂȘtre solidaires, tous, le mot me plaĂźt bien, je suis dâaccord. Jâaide qui je peux, comme je peux, et certainement pas assez. Quand jâentends quâĂȘtre solidaire, câest ne pas critiquer les mesures prises, la stratĂ©gie du gouvernement, lĂ je me dis quâon nous demande de ne pas rĂ©flĂ©chir. De ne pas penser. Penser, encore un rĂ©flexe ! On prĂ©fĂšre ne pas le garder Ă distance.
Isabelle MiniĂšre
J’irai toute seule
Marie-Philippe Deloche
Cosmos et chrysanthĂšmes
Cosmos et chrysanthĂšmes
EspĂšrent encore
Couleurs chaudes
Caresses humides
Ne mâarrachez pas de terre
Jâirai toute seule
Ă mon tour
Le ciel ne me dit rien qui vaille
Crache ses nuages
Insulte la peau
Lutte contre le déclin de lumiÚre
Je lutte contre le déclin de lumiÚre
Laisse filer
RĂ©siste Ă la chute des anges
Laisse tomber
Lâhorloge se dĂ©synchronise
Le cĆur dit ses extrasystoles
Songes de fer
Enfer des rĂȘves
Encore et encore
Laisse tomber
Encore déjà le soir
Laisse filer
Demain existera peut-ĂȘtre
DerriĂšre la nuit
Si longue la nuit dâhiver
Qui vient dĂ©jĂ
Nous avons le pouvoir des filles
La ligne a la tonalité mélancolique
Horizontale
Des soirs dâhiver
Elle sâallonge, se couche sous un ciel vide
Nous avons le pouvoir des filles
Tout recoudre en Ă©crivant,
Tout rythmer Ă petits points
Et faire onduler Ă nouveau
La ligne horizontale
Ăclore des roses
Au bleu du ciel
Ăvidemment
Amélie Gahete
Ăvidemment, je me souviens du jeu : Saad avait mimĂ© un avion. Nous avons cru que le pilote Ă©tait rond. Je me souviens de lâaprĂšs-midi passĂ© Ă dessiner la bourrache indienne. Et je me souviens du fou rire gĂ©ant.
Ăvidemment, je me souviens des devoirs faits ensemble, des entĂȘtements durs comme le caramel et de la mauvaise foi mielleuse. Des colĂšres. Je me souviens des bras tendus, des cĂąlins soudains. Tant quâon est dans les bras, la vie est Ă©ternelle.
Ăvidemment, je me souviens des premiers pas, du coucher de soleil lâĂ©tĂ©, du premier feu de bois, je me souviens mĂȘme de sa main dans mon dos qui mâa lĂąchĂ©e parce que les roues roulaient, voilĂ je sais faire du vĂ©lo. Je me souviens de lâarbre Ă mĂ©moire.
Ce soir, il ne reste que ça : un Ă©videmment et tous les souvenirs. Puisque je ne peux plus toucher, te prendre Ă bras, te caresser te cĂąliner, il ne reste que lâĂ©vidence de la mĂ©moire. Et tu sais ? Eh bien, câest fantastique, Ă©videmment.
Loin
Peindre le loin. La distance qui me sépare de moi.
Je suis assis Ă ma table : tableau. Lâatelier est plongĂ© dans le calme. Aucun bruit. Des enfants parfois et les heures de Saint-Germain de Charonne qui sonnent. JâĂ©cris ce que je vais peindre.
Faire courir la main sur le papier les yeux clos. RĂȘver la ligne. Mon trait rompt le silence du blanc. Une trace immobile Ă grands pas, pour reprendre une formule cĂ©lĂ©brĂ©e.
Les feuilles sont encore toutes petites.
Les visages masqués comme en carnaval.
Une petite feuille ceinte de poils follets.
Telle la prairie pour lâardeur.
PĂ©trir les choses avec des corps.
La fĂȘte du pire conviant le mieux.
Tomber des hommes comme des mouches.
Sensation douceur impression trouble vacillement murmure cachĂ© dans lâherbe savoir & entrelacsâŠ
Je me dois à mon tenace démon.
Ăa y est, la distance entre enfin en moi par effraction.
3e vol de nuit : samedi 31 octobre
La proposition d’Ă©criture et photographie de ValĂ©rie Souchon :
« Une page arrachĂ©e au monde d’avant, vu d’ici. »
Au moment du dĂ©confinement, on avait cru revenir au monde dâavant. Aujourdâhui, on a lâimpression quâon ne le connaĂźtra plus. Arracher Ă ce monde une page dâĂ©criture, une photographie.
Grand vent
Cette nuit, un grand vent sâest levĂ©,
Faisant claquer mes os dans mon sommeil.
Il a soufflé tant et plus,
Tant de feuilles aux arbres sont tombées,
Que ce matin,
Dans les sous-bois qui entourent la maison,
Impossible de mây retrouver dans mes souvenirs.
OĂč es-tu ?
DeuxiĂšme jour du deuxiĂšme confinement
On nâose pas dire second confinement, ça voudrait dire que ce sera le dernier â câest pas sĂ»r, mais câest quand mĂȘme peut-ĂȘtre !
Signer une attestation.
Ăa mâavait fait tellement plaisir de dĂ©chirer la derniĂšre. Je croyais alors que câĂ©tait lâunique confinement de ma vie. Comme quoi on se raconte les histoires auxquelles on a envie de croire.
Bordel de merde, je me suis dit, en essayant de rester polie. Putain, fait chier, en nâessayant plus rien, mais en signant.
Photographies avec les yeux, dans les rues de mon quartier.
Beaucoup de gens. Beaucoup de gens ensemble, sans distance entre eux. Ils sont oĂč les confinĂ©s ?
Beaucoup de masques, quand mĂȘme â parfois sous le nez, comme si le virus Ă©tait surtout sensible Ă la prĂ©sence dâun flic dans les parages, le masque facile Ă remonter jusquâau nez, en derniĂšre minute.
Comme les parcs sont autorisĂ©s, cette fois-ci, Ă condition de rester Ă un kilomĂštre de chez soi, jâai tentĂ© le seul parc prĂšs de chez moi. Je le connaissais dĂ©jĂ , mais je lâĂ©vitais, je ne mây sentais pas Ă lâaise.
Mercredi jâai lu un article trĂšs intĂ©ressant sur ce parc, dans Charlie Hebdo. Qui confirmait lâĂ©trange ambiance que jây avais sentie, sans trop savoir pourquoi.
Avec Charlie, jâai mieux compris. Merci Charlie. Crack, prostitution, traficâŠ
Donc, comme câest dans le kilomĂštre autorisĂ©, jây suis allĂ©e.
Pas longtemps.
Ăa sâappelle « Les jardins dâĂole », un bien joli nom.
Le dieu du vent a dĂ» souffler trop fort, ou pas assez, ou pas comme il voulait. Ăa souffle triste.
Je me suis sentie Ă nouveau mal Ă lâaise, seule femme dans ce parc. Jâai vu une famille ressortir aprĂšs quelques pas â ils avaient fait comme moi, chercher le parc le plus proche.
Jâai laissĂ© Ăole souffler de travers. Triste. Triste pour les gens qui sont lĂ , dans ce jardin, qui se dĂ©brouillent comme ils peuvent, pour survivre.
Quai de Seine, camionnette de flics, je rebrousse chemin. Jâai de mauvais souvenirs de contrĂŽles lors du premier confinement, Ă cet endroit-lĂ .
BarbĂšs. Pas un flic, lĂ oĂč il y en avait en pagaille.
Je me rappelle une conversation sympathique, trĂšs imprĂ©vue, improbable, avec un policier qui mâavait contrĂŽlĂ©e prĂšs du Louxor. Jâavais pensĂ© Ă la chanson de Renaud, Jâai embrassĂ© un flic. Je lâavais pas embrassĂ©, ce policier,faut pas pousser, mais senti de la sympathie.
Juste avant le re-confinement, jâai vu lâexpo consacrĂ©e Ă Renaud, Ă la Villette. Un plaisir, une nostalgie, une tendresse pour ce bonhomme-lĂ , ces annĂ©es-lĂ . Les amis, dĂšs que ça rĂ©-ouvre, allez-y !
AprĂšs, jâai sorti ma deuxiĂšme attestation, achats.
Je suis allĂ©e dire bonjour au marchand de fruits et lĂ©gumes, le gars que jâaime bien, au marcher de lâOlive ; il nâa pas pu partir au bled cet Ă©tĂ©, il nâa pas pu ensuite, because pas de vol ou confinement obligatoire Ă lâarrivĂ©e Ă lâaĂ©roport. Son pays lui manque, et sa famille. Il fait contre mauvaise fortune bon cĆur, il tient le coup, il garde le sourire, mais je le sens trĂšs triste, au fond.
Je ne sais plus si je vais acheter des fruits ou si je vais discuter avec lui. Les deux.
Il faisait si doux ce soir que lâon aurait pu croire que câĂ©tait le printemps.
Le premier
Jacques Cauda
Il fait un peu frais. Nous sommes bientĂŽt en novembre.
Voici une femme en face de moi.
Câest la premiĂšre fois. La premiĂšre fois que je vois quelquâun du monde dâavant.
Câest le matin et mon souffle palpite. Voici un rĂȘve sur la jonchaie (son Ă©tendue, sa nuditĂ©).
Voici des yeux posĂ©s. Des yeux qui mangent le meilleur dâelle-mĂȘme qui rĂȘve du temps jadis.
Peu Ă peu, je vais devenir quelque chose, je commence Ă parler comme eux. Je deviens une bouche Ă humain.
La voici ! La voici oĂč par ma bouche je mets des paroles. Elle secoue la tĂȘte.
En décembre, ce sera le temps des hußtres gris sable et des volailles luisantes. Mars avril, des jeunes pousses, des pois et des fÚves vertes. Mai, de la noire morille et du veau translucide.
Je suis devenu un mot, maintenant on dit de moi voici lâAUTRE. Puis on se sauve. Je les vois courir effrayĂ©s.
Elle est tragique : les yeux toujours mouillĂ©s, les liquides se postent chez elle. Elle aussi, elle a peur ! Je sais quâelle revoit le monde dâavant. Je lui vole ses souvenirs. Je me rĂ©partis le butin. Je mâen remplis.
Elle ne cesse de remuer les doigts, quâelle tient recroquevillĂ©s les uns sur les autres. Des doigts dâamertume ? Des doigts qui tournent sans possession ? Des doigts mangĂ©s de verjus ? Nâa-t-elle plus dâappĂ©tit ? QuâĂ©treint-elle ? Un petit morceau dâelle-mĂȘme quâelle ne veut pas oublier ? Elle est dans la solitude de lâinspirĂ©e. Elle pense Ă hier, elle revoit avant-hier, et elle se terrifie dâĂȘtre aujourdâhui.
Je suis lĂ . Je lâobserve. Et plus je lâobserve, et plus elle me fait penser Ă rien. Je suis en train de la vider. BientĂŽt, elle sera sans souvenirs. Elle nâaura plus ce bougĂ©-immobile qui lui tourne encore un peu lâimagination. Cette vĂ©ritĂ© que remuait jadis sa mĂ©moire encore toute chaude.
Maintenant câest fini. Jâofficie. Je vide tout. Je fais dâelle un rien dâodeurs agrĂ©ables.
Câest ainsi que je me parle, Ă la brisure de ses hanches. OĂč je me suis assignĂ©.
Quelle douceur dây songer. De la porter dĂ©sormais comme une viande. Quelle douceur en tout. Comme des pĂ©tales de ouate aussi fins et imperceptibles quâune pelure dâoignon. Un air tamisĂ©, irisĂ©, blanc Ă©piploon, flotte sur ses seins et ses bras nus. Il y a aussi des bulles dâeaux savonneuses, fondantes et diffuses. Et un masque. Oui, tout est lĂ et tout est accompli. Je suis le premier. Mais bientĂŽt une multitude.
Jacques Cauda
Madou
« T’as laissĂ© tomber ton mouchoir, madame. » La fillette l’avait ramassĂ© et tendu Ă Madou qui avait chancelĂ©, tirĂ©e en laisse par son jeune chien. Un mouchoir brodĂ© et repassĂ©, sagement pliĂ©, d’humeur lavande. Remerciements. Ăbaubissements. « Il est trop mignon, il s’appelle commentâŻ? » La petite avait caressĂ© le Jack Russell, lui avait fait des papouilles. Au bout de la laisse, Madou avait rĂ©pondu, ravie. Le chien, c’est le passeport pour des conversations courtes et fondantes, des petits peu qui rompent la routine esseulĂ©e, les sourires qui s’Ă©changent, les regards attendris sur le chemin de halage, entre le seuil et les besoins du chien, dans l’odeur d’herbes fauchĂ©es et de mer lointaine. Un des bonheurs quotidiens de ma voisine. Elle avait tendu le sachet de NapolĂ©ons qui l’accompagnait souvent, ces bonbons ronds, conquĂ©rants et acidulĂ©s.
Comment ça, elle a ramassĂ© ton mouchoir, MadouâŻ? Il y a bien longtemps qu’on ne ramasse plus rien dans les rues. Ni objets, ni effluves. La pensĂ©e de la contagion colle Ă nos semelles et presse nos pas. Les passants quâon croise, leur prĂ©sence est celle de lâennemi. On nâose plus humer l’osmanthe le long des remparts de Bruges : qui sait ce quâon inhale dans lâair parfumĂ© que ce type pĂąle vient de consommer ? Nos narines sont devenues des branchies en mode hors d’homme, qui se ferment en prĂ©sence dâhumain et sâouvrent dans les absences. Madou, coquette et dans la peur de l’Ăąge. Tu as cessĂ© dâenduire tes lĂšvres de rouge : qui sait ce quâil sây colle, embusquĂ© dans lâair musquĂ© quâune promeneuse vient de semer dans son sillage ? Tu gardes tes lĂšvres sous cape, ton nez sous anesthĂ©sie. Tu me le rappelles, Madou, câĂ©tait le long du canal, un jour que les feuilles des peupliers enflammaient l’automne.
Comment ça, elle a caressĂ© ton chien, MadouâŻ? Il y a bien longtemps qu’on ne cajole plus rien dans les rues. Accolades, bras dessus bras dessous, main dans la main, cĂŽte Ă cĂŽte. ChimĂšres. Les mains sont lasses et lĂąchĂ©es, absentes, elles ont oubliĂ© les gestes tendres. Les Ă©paules ont la nostalgie du cĂŽtoiement, du tutoiement, les bras pendent sans rĂ©confort. Restent les baisers confinĂ©s. Chacun garde ses mains en poche, Madou, et ses bras au corps, et ses regards au loin, il y a de ces distances dans d’air qu’on ne parcoure plus. Je sais, Madou, câĂ©tait il y a un an Ă peine, le long du canal.
Et vous avez Ă©changĂ© un sourire, MadouâŻ? Il y a bien longtemps que les regards se dĂ©robent et que les masques confinent les rires. Des masques, nous en portons tant. Qu’on l’appelle IIR ou EFB, celui-ci est le masque ultime, celui qui cache les autres, cache les sourires de politesse ou de circonstance, les sourires crispĂ©s de lâaigreur. Bas les masques, il filtre lâair et les visages convenus. Au-dessus du masque, on ne voit plus que les vrais sourires. Ceux qui montent jusquâaux yeux. Comme tes regards, Madou. Il ne nous reste plus qu’eux. Oui, tu me lâas dit, Madou, câĂ©tait il y a un an Ă peine, la gamine Ă©tait repartie d’un pas dansant, la joue arrondie par le bonbon.
Aujourdâhui, les chemins sont dĂ©serts et lâactivitĂ© emmurĂ©e, tu gardes tes sourires sous ton masque, Madou, et tes poignĂ©es de main dans tes poches, et tes baisers pour l’Ă©cran, et ton parfum pour la postĂ©ritĂ©, et ton rouge Ă lĂšvres pour jamais. Madou, fiĂ©vreuse et essoufflĂ©e, et qui a survĂ©cu, et qui se demande si l’enfer dâen bas n’est pas moindre que celui d’aujourd’hui.
Le moment venu, les bouches libĂ©rĂ©es, grimaces et rires, baisers Ă la ronde, souffles sur les peaux, haleines rafraĂźchies. LâhumanitĂ© par la bouche, les langues qui se dĂ©lient et se baisent, les peurs qui se dĂ©litent et se taisent. Les corps et les souffles qui se libĂšrent, dans lâair tiĂšde, les bactĂ©ries qui dansent, mais quâimporte, on aura vaincu la Covid, mĂȘme si la rĂ©cession nous sourit, mĂȘme si lâair trop chaud nous prĂ©dit dĂ©luges et dĂ©serts Ă notre seuil. Le long du canal, les feuilles des peupliers enflamment l’automne. Comment ça, Madou, plus jamais comme avantâŻ?
Françoise Voland, le 31 octobre 2020 à 22h25, heure de Bruges
Un second samedi
Il est temps de ne rien faire Ă corps perdu et de saisir au vol l’immobile. Les fossiles clignent et des yeux. Sortant du sĂ©rail, suivant les sillons, ils dĂ©robent les tĂ©nĂšbres. En comptant les absents, les ombres et les restes, mĂȘme les moitiĂ©s ne feront pas la totalitĂ©. Il reste moins qu’avant. DĂ©robade, distraction. Par effraction, par effroi, elles volent en foule, la nuit. Par quel cĂŽtĂ© prendre l’horizon ? Demain la soustraction dominicale des heures lĂ©gales devient une plue value.
Il est temps de ne rien faire Ă corps perdu et de saisir au vol l’immobile.
Abdelkader Benamer
Page mal tournée
Soudain mes pas disparaissent dans la pĂ©nombre et les feux d’octobre aux arbres se veulent sobres. La terre absorbe le bruit de mes semelles mouillĂ©es quand au cri de la chouette je suis dĂ©shabillĂ©. Nue, dĂ©possĂ©dĂ©e du temps que je pensais avant maintenant me voilĂ perdue sans accĂšs Ă la nuit devant. Autour de moi tout devient absence comme un Ćil unique surveillant le silence. OĂč, comment cacher ma robe en attendant qu’entre les jours ma nuit ne se dĂ©robe ? Aux façades closes scintillent Ă©toiles et lettres de joie qui, telles deuils et larmes, glissent aux chaussĂ©es leurs reflets en sombres virgules de cafĂ©s noirsâŠ
Paul Herail
2e vol de nuit : samedi 24 octobre
des colliers de bréchets
la mort sâest achetĂ©e une montre
rentre chez toi
ravale ton haleine
mange la soupe
habite la laine
avec une lampe Ă©lectrique pour toute lune
ouvre lâabĂ©cĂ©daire Ă la lettre C
une histoire oĂč un virus porte bottes et bayonnette
dans un pays de tout petits enfants
portant des papiers froissés dans la poche
– les heures sombres sont prises de nausĂ©e
des amendes poussent sous la plante des pieds
rentre chez toi
niche dans la laine
mange ta soupe de poix
des plafonds fanés sur les épaules
puis fouille lâoreiller pour trouver des jambes fluides
on a confectionné des colliers avec des bréchets
coupé les veines du vin
bùché le soir
il nây a plus de flamboyances Ă dĂ©clarer
et la honte ne sait pas brûler les joues des costumes de flanelle
est-ce le ciel ou lâĆil qui est humide ?
le bĂ©tail toujours gangrĂšne par la tĂȘte
Claudine Londre, Paris, 17 octobre 2020, 22h56
21h
21h câest le couvre-feu
Me glisse sous la couverture
Envie dâĂ©crire la couvre-ture
Bonheur de bonne heure
(Longtemps je me suis-je couchĂ©âŠ)
Jâentends le silence
Le blanc de la nuit du jour qui tombe
Jâentends mon corps
Jâentends le blanc de la fiction
Qui me divise
(Je recouvre Je)
Autant quâil me rĂ©unitâŠ
La proposition d’Ă©criture de Stephan Ferry :
« Confiné à mi-temps, je divise par deux. »
Stephan Ferry
Et que si câest pas sĂ»r,
câest quand mĂȘme peut-ĂȘtre
Les gens qui dorment dehors ont compris que câĂ©tait le couvre-feu pour eux aussi. Pas la moindre piĂšce aprĂšs vingt-et-une heure, mĂȘme sâils nâont plus de montre depuis longtemps.
Les gens qui ne dorment pas dehors inventent des brunchs du soir, des goûters-apéro-dßner, à deux, trois, quatre, cinq ou six.
LâidĂ©al câest dâĂȘtre copains avec ses voisins.
Les gens qui ne dorment pas dehors nâarrivent pas tous Ă dormir, bien au chaud dans leur lit, because cauchemars. Because la machine Ă penser qui ne sâarrĂȘte pas, pas programmĂ©e pour ça. Ou pas encore.
Les gens qui dorment dorment. Ne se posent pas la question. Câest ça la solution, ne pas se poser la question. Ceux qui ne dorment pas le savent dĂ©jĂ mais la question insiste quand mĂȘme.
La rĂ©ponse, câest de dormir. Ceux qui ne dorment pas connaissent la rĂ©ponse, et câest encore plus Ă©nervant. Ăa maintient Ă©veillĂ© jusquâau petit matin.
Ceux qui rĂȘvent font parfois des cauchemars, ce qui leur offre un grand soulagement quand ils se rĂ©veillent : la rĂ©a, lâintubation, câĂ©tait pour de faux â pour le moment.
Ceux qui font de vrais rĂȘves, avec des fleurs, des gens qui les aiment, de la douceur, de la tendresse, ou bien un rien trĂšs calme, ceux-lĂ se rĂ©veillent apaisĂ©s, reposĂ©s. Ăa dĂ©teint sur leurs jours. Ăa se voit Ă leurs sourires.
Ceux qui dorment dehors font parfois de vrais rĂȘves, mais ils ne rigolent pas beaucoup quand ils se rĂ©veillent sur le trottoir. Quand mĂȘme ça leur fait un souvenir, quand il fait trop froid, trop faim, trop dĂ©sespĂ©rant. Peut-ĂȘtre.
Ceux qui dorment dans un lit imaginent ce quâil se passe dans la tĂȘte de ceux qui dorment dehors. Ils nâont pas tellement envie de comparer avec la rĂ©alitĂ©, imaginer câest plus tranquille. MalgrĂ© les cauchemars.
Ce soir, en fin dâaprĂšs-midi, elle achĂšte une bouteille de vin dans un magasin, pour accompagner son dĂźner de couvre-feu.
Le vendeur la plaisante :
â Bon choix ! Je viens Ă quelle heure pour lâapĂ©ro ?
â Ben⊠vingt-et-une heures !
â Parfait ! comme ça, je reste jusquâĂ six heures du mat.
Elle ne sâattendait pas à ça. Elle met une seconde ou deux avant de sourire, et de rĂ©pondre « Ă tout Ă lâheure ! »
Dernier sourire avant quâelle ne sorte de la boutique avec ses petits achats, le dĂźner dâun samedi soir, en temps de couvre-feu. Minuscule complicitĂ©, le temps dâun instant. Ăa pourrait compter pour rien, ça compte.
Comme les piĂšces donnĂ©es tout Ă lâheure Ă celui qui dort dehors ; des vraies piĂšces, attention, des piĂšces de un ou deux euros. Ras le bol de voir des piĂšces de un, deux, cinq, dix ou vingt centimes dans les timbales des sans-abris. Que voulez-vous quâils fassent avec ça ?
Des vraies piĂšces, donc, en plus du sourire, en plus des quelques mots Ă©changĂ©s. Les mots, un sourire, qui disent Tu es une personne, mĂȘme si tu dors dehors. Ăa compte.
Câest si peu. Ăa peut, peut-ĂȘtre, changer un peu la couleur de la vie. Pour un instant. Et que si câest pas sĂ»r, câest quand mĂȘme peut-ĂȘtre.
Ma moitié
Jacques Cauda
Le noir bleu gris noir ciel chargĂ© nuages vent douceur du temps qui divise le ciel, son corps est 2 pour moi, une façon de dire quâelle est ma moitiĂ©, une maniĂšre dâĂȘtre, babil de nuit, presque un bĂ©gaiement (hein + hein) pour rattraper ici un mot cher Ă Gilles Deleuze, bĂ©gaiement qui est aussi Ă lâĆuvre chez Francis Bacon, et trĂšs explicitement dans le portrait quâil a peint de cette femme coupĂ©e en 2. Ce mĂȘme bĂ©gaiement du temps qui passe dans lâoscillation quâil y a entre elle et moi, oscillation qui confine Ă lâhĂ©sitation balbutiante sâil ne sâagissait en fait tout simplement dâamour.
Jacques Cauda
Yakei ( paysage nocturne )
Ce soir,un Ă©cho dans la nuit qui tombe si bas.
je reste loin des croix et des fantĂŽmes.
Abasourdie par Le vide et LÂŽignorance.
Au milieu du pire on se raccroche Ă quoi?
J Žai espéré mais Maintenant je sais.
Le ciel prend la couleur des matins glacés et du sommeil
Ce soir , un Ă©cho dans la nuit qui tombe si bas.
Avant quoi?
Des temps sans étendards cernés par le vide et l Žignorance
Une petite mort et des orages sur nos visages .
BientÎt nous aurons tout oublié .
Et nous âŠ
Ferions nous des rĂȘves admirables ?
Verrons nous les prochain matins?
Le ciel et les Ă©toiles tombent si bas
Au pays des couloirs et du crépuscule.
Des matins cernés par la folie.
Des batailles entre des chiens.
Angélique Gianolla Martinez
Neuves heures
Vingt-et-une heures au clocher
Neuves heures
La lune se rĂ©signe Ă ne sâĂ©clairer quâĂ moitiĂ©
En reprĂ©sailles, jâimagine
Je lâentends pleurer
Alors je mâobstine
Ă rĂȘver doublement
Mais Ă cloche-pied
Et mes chimĂšres coquines
Se font complices
De mon urgence dévoreuse de temps
Sur le noir lisse de la longue nuit
Je laisse aller mes jambes
Mes jambes seulement
Et mes bras envieux font de mon oreiller
Un piĂšge Ă vĆux
Mi laids, mi pieux
Armelle le Golvan
Vol de nuit n°1 : samedi 17 octobre de 21h à 6h
Couvre ta peau
ouvre la porte
compte les lits de l’hĂŽpital
couvre la grogne
de l’infirmĂšre
compte les cernes sous ses yeux
le nombre d’Ă©lĂšves par classe
couvre la guerre compte l’argent
couvre ta honte
de boue de poussiĂšre et d’orgueil
Couvre ta tĂȘte ou ces Ă©paules
recouvre l’arbuste d’un voile
couvre la voiture d’une bĂąche
contre le gel
et dans la rue et dans la nuit
couvre l’enfant qu’il n’ait pas froid
comme ses parents sans couverture
couvre parole
couvre la voix de la misĂšre
couvre les plaintes d’un linceul
Couvre ton corps
de la colĂšre
ferme les bars
range les tables
et les couverts ferme les yeux
range ta rage
Ă©teins les lumiĂšres de la scĂšne regarde l’heure
et couvre feu
ValĂ©rie S., 17 octobre 2020, St Ătienne
QUELQUE CHOSE DâOUBLIĂ
CE SOIR DE TOUS LES TEMPS
Thomas Pietrois-Chabassier, auteur dans Pourtant n°1
Quelque chose de vide
Et quelque chose de triste, de contraire, décimé,
Dâamer,
DâoubliĂ©, dĂ©jĂ ,
De sec, de froid, de sale, de foutu, tempétueux, fini,
DĂ©sarmement terrible,
Toutes les rues sont vides,
Quelque chose de pluvieux,
De venteux,
De lâhiver,
Dâune brise, comme un ciel pleinement noir qui fait fondre le jour,
Quelque chose de demain,
Qui sâĂ©teint lentement,
Déployé pour ce soir,
Ce soir de tous les soirs,
Ce soir de tous les temps,
Sur quelque chose de sombre, singulier, qui paraĂźt sâavancer comme les
morts le font quand ils ne le sont plus,
Quelque chose dâeffacĂ©,
La promesse,
Qui sonne,
Lâabandon,
Résignés,
Les corps qui se propulsent plus ou moins mortellement sur les lattes
craquantes dâun parquet oĂč il ne faut pas ĂȘtre,
Sous les toits dâun appartement vide,
Au milieu des quartiers désertés,
Quelque chose de ce monde que, quoi, pourquoi,
Dâun matin,
Sans plus rien,
Perdu,
Mourant,
Limite,
Crissée,
Les heures de quelque chose de ça,
Le calme dans la ville,
Comme le dernier rĂąle,
Le souvenir dâun cri,
Dâune nuit qui commence,
Qui avait commencé,
Qui ne finira pas,
Qui ne dansera pas,
Qui ne chantera pas,
Et qui ne dira rien,
Et qui ne donnera rien,
Plus rien,
Jamais plus rien,
Quelque chose de fragile, déposé là par quoi, comme le verre en argent
jeté dans la poussiÚre,
Quelque chose de détruit,
Qui sâen va,
Qui sâen va,
Qui sâen fout,
Qui ne fera que ça,
Aller, partir, ne jamais revenir, aspirĂ© par le temps dâune brise qui passait
sur la plage, dans la ville, et dans tous les bureaux,
Quelque chose comme on attendait pas,
Comme on ne savait pas,
Comme on ne savait rien,
Quelque chose de terne,
Quelque chose de facile,
Jamais sentimental,
Martial et mécanique,
Le pas des silhouettes en armes qui descendent du ciel,
Le calme dans les yeux,
Froids, morts, défaisant désormais sans couleur,
Le regard qui nâexiste pas,
Dans lâamour qui nâexiste plus,
Qui nâexistera plus,
Les coeurs calcinés qui battent le rythme de la derniÚre charge,
Quelque chose de malade,
Qui va crever ce soir,
Qui te regarde encore,
Avec des yeux livides,
Avec des yeux tout plats,
La peau qui sâeffrite,
Et lâoeil enseveli,
Le corps tout Ă©tendu,
Au milieu des draps blancs,
Qui parle une derniĂšre fois,
Quelque chose dâaujourdâhui,
Qui finit,
ĂcrasĂ©,
Quelque chose dâune idĂ©e,
Dâune idĂ©e,
Laquelle, pour qui, comment,
Mais dâune idĂ©e cramĂ©e,
Brûlant sans particule de souffle,
Le filet de fumĂ©e finissante qui sâĂ©chappe des entrailles de quelque chose
de mort,
Gisant lĂ pour toujours,
Comme pour la derniĂšre fois,
Dans les courants dâune foule qui nâexistera pas,
A jamais,
Pour souvent,
Câest maintenant.
In memoriam iuventutis nostrae
Les corbeaux
Comme surgis de la nuit, une nuĂ©e de corbeaux sâest abattue sur la forĂȘt.
Je les ai vu sâenfoncer entre les troncs serrĂ©s des arbres, laissant derriĂšre eux une hĂ©catombe de feuilles dâor et de sang. Câest lâhiver qui approche, il tire Ă boulets noirs. Le combat sâannonce redoutable. BientĂŽt ses terribles armĂ©es de glace seront lĂ . Jâai frissonnĂ© longuement.
Y survivrons-nous ?
Bertrand Runtz, photographe dans Pourtant n°1 et écrivain
PremiĂšre heure des vacances
par Ăolienne
Il est 17 heures Ă la sortie du Bois dâAulne, câest lâheure la plus libre puisque la premiĂšre heure des vacances. Et câest lĂ que la nuit commenceâŠ
⊠pour toi, Samuel,
Qui avais lâhabitude de poser Ă lâenvers tes livres sur la table
Qui toujours avais du mal Ă passer les ponts
Qui préférais dire ouais
(ou ouais-ouais que tu trouvais plus gentil, aéré, moderne)
Qui avais depuis des mois abandonnĂ© lâidĂ©e dâun journal personnel
Qui avais de tous temps au fond du sac un parapluie
Toi, qui Ă©tais CharlieâŠ
⊠Il me semble que toi et moi, on a déjà fréquenté le bureau de Poste de la rue Maurice Berteaux, la pharmacie, le fromager. Toi et moi vécu ensemble.
Ă la seconde de lâeffroi quand tu vois sâapprocher la lame, ton cerveau nâa pas le temps de fermer cette premiĂšre pensĂ©e dâavoir oubliĂ© sur la table de la salle des profs ton Tupperware de midi, vidĂ© et juste rincĂ©, ni mĂȘme cette deuxiĂšme pensĂ©e, quasi concomitante quâĂ la rentrĂ©e du 2 novembre, tu pourras mettre au programme de ton cours lâĂ©tymologie du terme couvre-feu. Ă la seconde suivante, tes pensĂ©es roulent sur le trottoir, laissant gicler toute lâhorreur de ton incomprĂ©hension.
Cette nuit, aux heures de couvre-feu, on devra rĂ©veiller le gars de la balayeuse municipale pour nettoyer et faire place aux roses blanches sous cellophane, nounours et roudoudous que tes petits Ă©lĂšves viendront dĂ©poser lĂ en se demandant qui fera histoire-gĂ©o aprĂšs les vacances. Il est 17 heures au Bois dâAulne, câest lâheure la plus libre puisque la premiĂšre heure des vacances.
Ăolienne, 17 octobre
Jack London avait son First & last chance saloon, Ă Oakland. Un siĂšcle plus tard, Ă Bordeaux, jâĂ©tais pilier de bar au Last chance, rue des douves. Comme Lavilliers, je voulais savoir pourquoi toutes les nuits j’attendais un jour de plus, un grand amour, une folie, avant de repartir seul au petit matin, dans les poubelles (ExtĂ©rieur nuit, 1986). Avec LĂ©o FerrĂ©, je pensais qu’il convient de rencontrer les autres quand ils sont disponibles, devant un verre, Ă certaines heures pĂąles de la nuit. Avec des problĂšmes d’hommes, des problĂšmes de mĂ©lancolie (Richard, 1973). J’y ai laissĂ© de l’argent, des illusions, des neurones. Mon foie. Jây ai rencontrĂ© des paumĂ©s aussi paumĂ©s que moi, et d’autres qui l’Ă©taient bien plus et sont morts depuis. J’y ai parfois — rarement serait plus exact — trouvĂ© du sexe, jamais de l’amour.
Fermer Ă 21 h ces lieux d’errance immobile, de discussion inaudible, de poĂšme fracassĂ© et de gloire rĂȘvĂ©e, c’est tuer Villon, Verlaine et Bukowski, sans compter quelques chanteurs, acteurs et peintres. C’est ce qui m’a donnĂ© l’idĂ©e de dĂ©tourner un tableau de Hopper, dont j’ai eu la chance de parcourir derniĂšrement l’exposition Ă la fondation Beyeler, Ă BĂąle. Nighthawkers (1942), sans ses oiseaux de nuit et avec un barman masquĂ© et solitaire, c’est le nĂ©gatif de la nuit telle qu’on l’aime.
Sarcignan, photographe dans Pourtant n°1 et chroniqueur dans le hors série Pandémie
OĂč
Dis-moi, Blaise, sommes-nous loin de demain
dis-moi, Guillaume, quand sonnera lâheure enfin
de sortir Ă point dâheure
dis-moi, Jacques, oĂč boire encore un verre et aimer ses amis
et toi, Boris, dans ton caveau de Saint-Germain-des-Prés
le saxo ne chante plus
qui lâa cassĂ©, qui te lâa pris â dis-moi
Je pense, répond Blaise, aux trains qui roulent
et nous emportent loin de la nuit, loin de demain
je pense, répond Guillaume, à la Seine
qui coule sous le pont Mirabeau mĂȘme Ă minuit
â la Seine â
je pense, rĂ©pond Jacques, Ă cette rue autrefois si heureuse et si fiĂšre dâĂȘtre rue
qui se voile aujourdâhui de silence et de mort
et moi, répond Boris, je pense
à Gréco la prophétesse
qui sâest enfuie avant que la nuit disparaisse.
Ăve Roland, auteure dans Pourtant hors sĂ©rie PandĂ©mie
Couvrez-vous
Le soir tombe
Couvrez-vous le froid plombe
Les pierres des ruelles
Lâombre assombrit les cieux
Dâun linceul irrĂ©el
Lâheure est au couvre-feu
Les gens rentrent chez eux
Et la nuit est si belle
Couvrez-vous
Câest lâautomne
Entend. Le vent fredonne,
Siffle dans les venelles
LâobscuritĂ© prend place
Et la nuit est si belle
Les amoureux sâenlacent
Tout se tait sur la place
Un arbre bat des ailes
Couvrez-vous
DĂ©couvrez
Qui vit au fond de vous
DĂ©couvrez vos fĂȘlures
Et pansez vos blessures
Il est temps que sâemmĂȘlent
Les vérités nouvelles
Lâheure est au couvre-feu
Les gens restent chez eux
Et la nuit est si belle
Feu qui couve
Je guette ton pas dans lâallĂ©e.
Jâallume
Des bougies unes Ă unes
JâĂ©mince et jâenfume
Une pluie de légumes
Je me parfume
Mâenroule dans un costume
De plumes
Le feu du désir se rallume
Au couvre-feu
Je guette ton pas dans lâallĂ©e
Mâaffaire
Ă mettre le couvert
Argenterie, belles cuillĂšres
En lierre
Un chemin dâĂ©cole buissonniĂšre
Je lĂšve mon verre
Rien nâest plus comme hier
Le feu du dĂ©sir sâexaspĂšre
Au couvre-feu
Je guette ton pas dans lâallĂ©e
Câest lâheure
Le vin décante avec bonheur
Quelques lampes chassent les peurs
Vingt et une heures
Tu rentres enfin de ton labeur
Je meurs
De tout ce dĂ©sir qui mâeffleure
Le feu du désir affleure
Au couvre-feu
Emmanuelle Cabrol
Ne rentre pas trop tard !
Couvre-toi ! disent les parents attentionnĂ©s, ou bien qui font semblant de lâĂȘtre. Mets ton manteau, ton gilet, ton bonnet, ton Ă©charpe⊠Trop de choses Ă mettre sur soi. Ăa donne envie de sortir tout nu dans la rue. Non, ça donne surtout envie de sortir comme on veut. Tout nu, on nâirait pas trĂšs loin, et on nâaimerait pas ça, de toute façon. Tout nu, ça sera Ă un autre moment, sous la douche, dans son lit, son canapĂ©, son tapis, peut-ĂȘtre avec quelquâun
Surtout ne prends pas froid, dit LĂ©o FerrĂ© pour la vie. Oui, il nous dit ça pour la vie, LĂ©o, ne rentre pas trop tard, surtout ne prends pas froid. Je pense Ă lui quand jâai froid dehors : jâaurais dĂ» mieux lâĂ©couter. Parfois, je ne me couvre pas assez, pour le plaisir de me souvenir de lui.
Automne, malade et adorĂ©, câest Guillaume qui dit ça ; quand il y a de lâautomne dans lâair, il y a de lâApollinaire. Il y a ce bouquet de feuilles, ce bouquet de couleurs, quâun jour dâoctobre jâai cueilli pour quelquâun ; quelquâun qui ne pouvait pas marcher, voir toutes ces couleurs, ni le ciel, ni les odeurs de lâautomne.
Il y a souvent beaucoup de gens dans ma tĂȘte.
Guillaume et LĂ©o, jâavais rendez-vous avec eux ce soir.
Je voulais faire la fĂȘte, jusquâĂ pas dâheure. Il faisait si doux, dans mon coin, presque lâĂ©tĂ© indien. Guillaume nâĂ©tait pas dâhumeur, il avait un truc Ă Ă©crire, LĂ©o nâĂ©tait pas dâaccord, il a insistĂ© : Ne rentre pas trop tard !
Bon, ben les amis, si vous me lĂąchez, je vais traĂźner en solitaire, dans le quartier. Le quartier indien. Sauf que câest plus lâĂ©tĂ©.
Les restaurateurs sont en train de ranger les tables, de nettoyer, de baisser le rideau. Les gens qui sortent du mĂ©tro marchent Ă toute vitesse, certains regardent leur montre, comme sâil y avait urgence. Tous des mĂ©decins ? Tous des urgentistes ?
Je regarde la mienne, de montre. Vingt-heure et cinquante minutes.
Je me souviens, oui je me souviens si bien. Et si mal, parce que ça fait mal parfois de se souvenir. Je me souviens bien de ce qui fait mal.
Je me souviens, le couvre-feu, câĂ©tait pendant la guerre. JâĂ©tais pas lĂ , mais on mâa racontĂ©. Pas beaucoup, mais un petit peu. Les sirĂšnes, les caves pour se cacher pendant lâalerte. La peur. Combien de morts ? Sortir de la cave, sortir de sa cachette et se demander : Combien de morts ? Qui est mort ? Est-ce que mes proches sont encore vivants ? Est-ce quâils sont blessĂ©s ? Est-ce quâils sont en danger ?
Il y a une cave dans mon immeuble, mais je nâai aucune envie dây passer la soirĂ©e, mĂȘme sâil y reste quelques bouteilles.
Câest quand quâon est bombardĂ©s ?
Jâentends pas de sirĂšnes, je vois des policiers.
BientĂŽt vingt-et-une heures et je nâai pas de laisser-passer. Il nây a pas non plus de Gestapo. Justes des flics qui font leur travail.
Je rentre Ă ma petite maison. Câest pas une maison, mais jâaime bien lâappeler comme ça. Je pense Ă ceux qui nâen nâont pas, de petite maison, de toit sur leur tĂȘte. Ils aimeraient bien, câest sĂ»r, rentrer chez eux Ă vingt-et-une heure, ça voudrait dire quâils ont un toit. De quoi je me plains ?
De ne pas me sentir libre. De retomber en enfance, oĂč lâon me disait ce que je devais faire. Pas apte Ă en dĂ©cider, pas responsable. Ce nâĂ©tait pas « Ne rentre pas trop tard », câĂ©tait autoritaire, câĂ©tait « Lâheure câest lâheure ! » Sinon, le bĂąton.
Le bĂąton, ça fait pas rĂ©flĂ©chir, ça donne juste envie dây Ă©chapper.
Pas vu, pas pris.
Vingt-deux heures, jâai envie de sortir, juste pour voir.
En reportage, pour ainsi dire. Il ressemble Ă quoi, mon boulevard, maintenant ? Il a lâair de quoi, mon quartier indien, Ă part lâair triste ?
Nan ! me dit Léo ! Sois sage. Surtout ne prends pas froid. Il est déjà tard.
Keep cool me chuchote Guillaume, car il parle anglais.
Dâaccord, les amis.
Jâai un truc Ă Ă©crire, moi aussi. Un livre Ă lire. Des choses Ă penser. Des choses Ă rĂȘver. Des choses Ă dormir.
Rien faire aussi.
Tout Ă lâheure, bien plus tard, aprĂšs le truc Ă Ă©crire, le livre Ă lire, je couvrirai le feu. Ăteindre le feu pour la nuit pour Ă©viter lâincendie. JâĂ©teindrai lâordinateur, la lumiĂšre. Je fermerai les yeux.
Et je penserai Ă vous.
LĂ©o, Guillaume, et vous tous, que jâemmĂšne avec moi, dans la tĂȘte, dans le cĆur, tout ça. On sera nombreux Ă sâendormir, on rigolera bien tous ensemble, et on se foutra bien de la gueule du couvre-feu.
On fera un trĂšs beau rĂȘve. Le mĂȘme rĂȘve, tous ensemble.
Un rĂȘve oĂč on dirait que.
On dirait quâil nây a jamais eu ni virus ni couvre-feu.
Un rĂȘve oĂč on rĂȘve.
Couvre-feu Ă contre-courant /// 21h30
cette nuit
je te saute
au cou
dans le tumulte étouffé des villes
lĂ oĂč les Ă©reintĂ©s sont retenus
je refais les gestes qui donnent du courage
et mes mains tremblent
de jouir d’y croire encore si fort
dĂ©concertĂ©e d’ĂȘtre cette humanitĂ©
qui semble reculer Ă genoux
je te promets pourtant que nous sommes bien pire
que ce feu couvert par cette armée de chiens galeux
nous sommes des corps qui chargent
nus
fragiles
acharnés
dans l’obscur et contre lui
et l’odeur est merveilleuse
nous sommes la poudre !
Mara
Nous n’en pouvions plus
Nous avions eu ordre de dĂ©serter la nuit : son ampleur, sa faconde, son insolence, sa dissipation, ses terreurs. Son allĂ©gresse, sa tristesse nous Ă©taient interdites. Tabou de la nuit. Honte de la nuit. Porteuse du pire. 21 heures sonnantes. TrĂ©buchantes. SoĂ»lantes. Nous ne pouvions plus contempler les lumiĂšres, Ă©couter les sons, humer lâair du fleuve. Il nous fallait rentrer chez nous au plus vite.Nous ne pouvions plus retrouver une Ăąme esseulĂ©e, un soir, juste parce que ce soir lĂ on se sentait vide, mais vivant, prĂȘt Ă mordre la vie, mais comment mordre la vie, seul ou en visio-conf ?Nous ne pouvions plus, la nuit tombĂ©e, nous retrouver entre potes, au restau, dans un bar, dans la rue, chez quelquâun, Ă deux, trois, quinze ou trente, jusquâĂ plus dâheure, parler, sâengueuler, picoler, surveiller lâheure du dernier mĂ©tro, ou pas, lĂ©gers, un peu dĂ©faits, heureux de cette dissolution, de cette ouverture au nĂ©ant, que nous approchons Ă petits pas. Nous ne pouvions plus claquer la porte de notre dernier amoureux, celui quâon vient de rencontrer, qui nous plaisait tant, et puis non, cette nuit-lĂ , ça le fait pas, on veut rentrer chez nous, on en a assez, on ne peut pas rester une minute de plus, il faut respirer, marcher, se retrouver ailleurs, vite !Nous Ă©tions assis, dĂ©sormais, dans le jour. CondamnĂ©s Ă la lumiĂšre, au propre, au dĂ©cent.
Nous nâen pouvions plus.
GeneviĂšve
Vol de nuits, Marie des Neiges LĂ©onard
La taille des jeunes
Les hommes
DĂ©terrent leurs tombes Ă coup de
Montres l’hilarante rengaine
Des aiguilles noyées sec
Un coup de digestif c’est l’aube qui trinquera
Les ombres étouffées des néons convoités
Ne serrent plus la taille des jeunes aux lĂšvres fraĂźches
La coupe dĂ©bordante devra s’Ă©teindre ce soir
Et sous le regard morne des lampadaires pendus
Les nuques des matraqués font bien risible proie
Dans le silence sirop des tueurs de poĂštes
Ne brille plus que l’intarissable voix
D’un rossignol fantasque au matin tĂŽt levĂ©.
Claire Janet
Les rideaux
Câest un souvenir sorti de la mĂ©moire dâun petit garçon, nĂ© le 21 novembre 1939, dans lâOrne en Normandie.
Il avait Ă©tĂ© placĂ© en pension comme on disait alors, dans une institution religieuse tenue par des religieuses, Ă SĂ©es. Il ne rentrait chez lui que pendant les vacances avec sa soeur Paulette et son frĂšre Roger ses aĂźnĂ©s. Leur mĂšre, abandonnĂ©e de son mari, avait dĂ» se rĂ©soudre Ă cette solution trouvĂ©e par ses patrons. Ses trois enfants devaient lâentraver dans son rĂŽle de cuisiniĂšre dâune maison bourgeoise, la maison du Dr Voulmier.
Ce souvenir, il le portait depuis ses 4 ans peut-ĂȘtre, avant son dĂ©part en pension ou lors de brĂšves vacances qui lâarrachaient au sadisme des religieuses dont les mĂ©faits lâavaient torturĂ© sa vie durant.
Ce soir-lĂ , la nuit Ă©tait tombĂ©e sur la ville et la grand rue dâAlençon. La pauvretĂ© devait ĂȘtre tenue Ă distance par la chaleur maternelle malgrĂ© les privations et lâopprobre familial qui dĂ©signait cette femme sans mari.
Des coups impĂ©rieux frappĂ©s Ă la porte Ă cette heure incongrue, avaient glacĂ© lâatmosphĂšre du foyer. La mĂšre, Fernande, Ă©tait allĂ©e ouvrir, incertaine et inquiĂšte. Aux yeux du petit garçon, un homme immense encadrait la porte. La terreur, câĂ©tait celle de mon pĂšre qui sâentendait encore dans les inflexions de sa voix lorsquâil nous racontait cette histoire.
Lâhomme, sanglĂ© dans son uniforme martial Ă©tait venu pour que soient mieux fermĂ©s les rideaux des fenĂȘtres donnant sur la rue. CâĂ©tait le temps du couvre-feu.
Virginie Moiré, auteure Pourtant n°1 et hors-série Pandémie
Vol de nuit
Ce soir mon cĆur danse
Contre les barreaux dâivoire et de sang
Et il en rit
Trop vivant
Trop gourmand
Ce soir mon cĆur chante
Quand les rues sourdes et obéissantes
Sâoffrent au souffle muet de la nuit
Mais mon cĆur entend
La lune et ses mutants
Les Ăąmes libres
Alors il sâĂ©lance
DiscrĂštement
Et il rebondit de cratĂšre en firmament
Explose en Ă©clats dâargent
LĂšche les Ă©toiles
File avec les comĂštes
Ravive les rĂȘves
Et mon cĆur Ă©tincelle de joie
Ce soir, il te cherche, toi
Dans cette premiĂšre nuit
PremiĂšre fois
Puisquâon ne peut pas
Il me la doit
Notre rencontre hors-la-loi
Cette nuit mon cĆur sâen balance
Du vide dâen bas
Il sang-gourmande de toi
Et je mâen lĂšche les doigts
Mon cĆur compte tes heures
Rejoue lâenfance
Et le noir sâĂ©puise
En cris et farandoles
Lentement la brume gomme
Lâempreinte de ta voix
Alors
Dans le silence
Mon cĆur glisse sous la froideur des rĂ©verbĂšres
Et dans le jour timide
Se terre
Armelle Le Golvan
Leynaud et Camus
« J’ai souvent logĂ©, en 1943, lors de mes passages Ă Lyon, dans sa petite chambre de la rue Vieille Monnaie que ses amis connaissaient bien. Leynaud en faisait les honneurs briĂšvement puis sortait des cigarettes d’un pot de grĂšs et les partageait avec moi. Dans mon souvenir, ces heures lĂ sont restĂ©es celles de l’amitiĂ©. Leynaud, qui allait coucher ailleurs, s’attardait jusqu’Ă l’heure du couvre-feu. Autour de nous, le lourd silence des nuits d’occupation s’Ă©tablissait. Cette grande et sombre ville du complot qu’Ă©tait alors Lyon se vidait peu Ă peu. Mais nous ne parlions pas du complot. Leynaud d’ailleurs, sauf nĂ©cessitĂ© stricte, n’en parlait jamais. Nous nous donnions des nouvelles de nos amis. Nous parlions quelques fois de littĂ©rature. Mais Ă cette Ă©poque, il n’Ă©crivait rien. Il avait dĂ©cidĂ© qu’il travaillerait aprĂšs.[…] Pour Leynaud, tout Ă©tait simple, il reprendrait sa vie oĂč il l’avait laissĂ©e, car il la trouvait bonne. Enfin, il avait un fils Ă Ă©lever. Et lui qui s’animait rarement, le nom de son fils suffisait Ă faire briller ses yeux. »
â Albert Camus, prĂ©face de PoĂ©sies posthumes par RenĂ© Leynaud, 1947 (Ă©puisĂ©)
Porte ton masque, Jeanne
La Covid. Juste une grosse grippe, elle ne passera que lâhiver. Ne porte pas de masque, Jeanne, tu nâen as pas besoin.
Les cafĂ©s ont fermĂ©. Les poignĂ©es de main ont cessĂ©. On sâest confinĂ©s et le blĂ© continue Ă pousser. Porte ton masque, Jeanne, porte ton masque et tout ira bien.
Les gens ont battu la campagne. Et la marĂ©e nâa cessĂ© de battre le sable. La respiration a continuĂ©. Mais chez certains, les poumons ont cessĂ©. Porte ton masque, Jeanne, porte ton masque et tu iras bien.
Les embrassades ont cessĂ©, les sourires ont disparu derriĂšre les cotonnades et les masques stĂ©riles. StĂ©riles nous sommes devenus. Orphelins de cĆur et de corps et les mains dĂ©lavĂ©es jusquâĂ la souffrance. Mais moi, je te veux, je te cherche. Porte ton masque, Jeanne, porte ton masque, il te va bien.
Cette nuit, les rues ont disparu, retournĂ©es comme un gant, vide et vides. Et mon sang continue Ă battre et Ă tourner dans mon corps et la terre continue. Et jâai la tĂȘte qui tourne au tournesol et le sang au miel. Trouve-moi, embrasse-moi. Porte mon masque, Jeanne, porte mon masque, il te va bien.
Et tu mâas touchĂ© et tu mâas aimĂ©. Et tu tâes couchĂ©e, chaude et dolente. Ăte ton masque, Jeanne, ĂŽte ton masque, rien ne va plus. FiĂ©vreuse et essoufflĂ©e.
Et je tourne en toupie, le masque en banniĂšre, le regret inutile, les mains vaines et vilaines, le cĆur en quarantaine Ă perpĂ©tuitĂ© Je porte ton masque, Jeanne, je porte ton masque, tu nâen as plus besoin.
Françoise, le 17 octobre 2020, 21h44 heure de Bruges
Liberté chérie
Liberté chérie
Manteau noir bien raccourci
Au loin l’arme Ă feu
HĂ©lĂšne Berjon
Automne
Pourtant a lancé durant la 1Úre nuit de couvre-feu du 17 octobre 2020 ce
Vol de nuits
Nouvelles, récits, poÚmes
Chacune, chacun a Ă©crit â entre 21h et 6h â histoires, nouvelles et rĂ©cits, poĂ©sie, suscitĂ©e par ou Ă©voquant ce couvre-feu.
C’Ă©tait en direct sur un tableau en ligne, un « pad », en l’occurrence Framapad, outil libre, gratuit, indĂ©pendant des Gafa et de l’Ătat.
Photographies
Chacune, chacun publiait une ou des photographies autour de ce couvre-feu sur son compte Instagram avec la mention @pourtantpourtant
Publication
Le comité de lecture de Pourtant opÚre une sélection dans ces envois.
Au sein de cette sĂ©lection sont choisis un texte (nouvelle ou rĂ©cit), un poĂšme et une photographie pour ĂȘtre publiĂ©s dans le prochain numĂ©ro papier de la revue (n°2, parution dĂ©cembre 2020) et sur ce site pourtant.fr
Les autres textes et photographies de cette sélection sont publiés sur le site www.pourtant.fr dans ce hors série « Vols de nuits ».