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par Christine Laurent-Vianaud
cadre de santé formatrice
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15 mars. Le temps sâarrĂȘte, plus de cours de piano, plus de tatami, plus de contact. Et bien sĂ»r les maisons de retraite, hauts lieux Ă risques, ferment leurs portes. Les visites sont interdites. Cela me fait hurler de colĂšre et des sanglots mâenvahissent, insurmontables.
Quels maux choisirâ? Mourir du manque de contact, de solitude et dâisolement ou du virusâ?
Pour les vieux, quelle questionâ? Pour les responsables, dilemme vite tranchĂ©, on installe les barriĂšres totales et on ferme les portes.
Heureusement, nous aurons la chance dâavoir des professionnels remarquables dans cet EHPAD. TrĂšs vite, ils proposeront des communications vidĂ©o et nous pourrons chanter avec maman et jouer du piano, tous les deux joursâ; pour notre bonheur, le sien et celui des soignants. Ils ne manqueront pas de faire chacun en passant un petit signe de reconnaissance, Ă©clairĂ©s dâun sourire fugace. Rendez-vous attendus par tous.
Enfin, les temps se relùchent. Une ouverture vers des visites programmées se fait jour. Un logiciel de rendez-vous en ligne et nous fixons une date. Une attestation avec les noms de chaque personne autorisée est envoyée. La rÚgle est de deux par visite.
Nous sommes Ă plus de 100 km. Dans une zone particuliĂšrement infestĂ©e. Moi qui nâai pas vĂ©cu la guerre, mais en ai beaucoup entendu parler, je ressens cette pĂ©riode quand nous prenons la route. Attestation en poche, tous les noms inscrits dessus. Nous avons fait une dĂ©rogation et rĂ©ussi Ă obtenir une autorisation pour mes enfants. Nous sommes trois dans la voiture. ContrĂŽle au pĂ©age sans trop dâencombres.
Lâespace prend une autre dimension. Lâhorizon nâa jamais Ă©tĂ© aussi large et lointain. La nature nâa jamais Ă©tĂ© aussi gĂ©nĂ©reuse. Les Ă©tendues des cultures exultent de couleurs et dâodeurs chaleureuses. Les Ă©oliennes enjambent les champs de blĂ©s encore verts. Les coquelicots peuplent les bords de lâautoroute.
Premier contact avec la verdure, les arbres, le chant des oiseaux, dĂšs la premiĂšre aire dâautoroute, goĂ»t de libertĂ©. Nous ne sommes pas malades, nous avons tous un odorat parfaitement aiguisĂ©. Nos narines sont pleinement actives, aux aguets. Les douceurs que Camille a prĂ©parĂ©es sont dĂ©licieuses, nous nâavons pas perdu non plus notre goĂ»t. Tout va pour le mieux.
Ici le virus a oubliĂ© de se dĂ©velopper. Ligne de dĂ©marcation. Nous rejoignons la France libre. Vocables que jâavais entendus souvent de mes parents. Nous entrons en Limousin. Les vallons nous accueillent. Enfin, câest ce que nous avons envie de croire, car dans ce pays nous ne sommes pas trop attendus. Certains voisins ne se prĂ©cipiteront pas pour venir nous voir et resteront bien assez loin de nous. Distanciation sociale, je pensais cette expression rĂ©servĂ©e aux grandes agglomĂ©rations, la campagne sait aussi la mettre en Ćuvre. Dangereux pestifĂ©rĂ©s.
La maison non visitĂ©e depuis presque trois mois est heureuse dâouvrir ses volets et fenĂȘtres. Les odeurs de cuisine aussi la rĂ©galeront. Martin et Camille redoublent de trouvailles pour nous dĂ©lecter.
Enfin, le jour tant attendu arrive. La visite.
Ce matin, le temps est encore plus long que dâhabitude, pourtant nous oublierons de couper les roses du jardin pour les offrir Ă maman qui les aime tant.
Protocole, lavage des mains, questionnaire de santĂ©, laser du Jedi pour prendre la tempĂ©rature. PrĂ©sentation comme dans un parloir de prison. Trois tables de distance, masques pour tout le monde. Mais maman est sourde et lit sur les lĂšvres, ratĂ©â!
Seulement deux personnes autorisĂ©es, on nous avait prĂ©venus sur le logiciel. NĂ©gociations, la porte-fenĂȘtre est assez large, deux assis dans la piĂšce, un debout dans lâencoignure et le tour est jouĂ©. Bien jouĂ© aussi le magnifique morceau de Vivaldi interprĂ©tĂ© par Camille. Elle a eu la grĂące de transporter son violon. Et les doigts de maman dansent sur le rebord de la table. GagnĂ©, la vie est revenue. Communication du cĆur Ă dĂ©faut de la parole.
Une demi-heure. Le temps est Ă©coulĂ© et il faut faire le grand mĂ©nage pour la visite suivante. Les cĆurs se dĂ©chirent aucune embrassade, aucun toucher. Grande frustration, pas dâau revoir. Maman se laisse remmener dans sa chambre en fauteuil le sourire aux lĂšvres. Cet Alzheimer la protĂšge certainement des souffrances. En tout cas câest ce que prĂ©fĂ©rons penser. Pour moi, ce sera des larmes Ă©chappĂ©es au tournant de la rue. Je mesure la chance dâavoir mes enfants Ă mes cĂŽtĂ©s, vrai soutien.
Et nous dĂ©cidons de prendre une petite route sinueuse, elle nous conduit au bord du lac de VassiviĂšre. Sur lâĂźle le musĂ©e international dâart contemporain nâest pas ouvert, mais les Ćuvres du parc nous tendent leurs bras. Le chemin sous les bois, Ă travers les prairies et les fleurs, nous rĂ©jouira. Le soleil nous rĂ©chauffe de lâintĂ©rieur. Dame nature nous guĂ©rit de nos maux profonds accumulĂ©s pendant ces jours sans fin, enfermĂ©s.
Retour sur Paris, Ă©motions mĂȘlĂ©es, pour reprendre le travail et les vicissitudes de la ville et de la foule. La visite est terminĂ©e.
Christine Laurent Vianaud
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Cadre de santé formatrice
Fille de paysan, bac philo en 1980 et découverte du yoga, pratique personnelle, partagée avec les patients et les soignants selon les circonstances, complétée par celle des arts martiaux.
EntrĂ©e dans les soins avec lâarrivĂ©e du SIDA, jâai exercĂ© surtout auprĂšs des exclus, dans un dispensaire en Afrique, puis en santĂ© mentale et auprĂšs de nos aĂźnĂ©s.
Le questionnement Ă©thique a toujours Ă©tĂ© au cĆur de mon travail avec les patients, puis les Ă©quipes que jâai encadrĂ©es, tout particuliĂšrement en fin de vie.
Aujourdâhui, je me consacre Ă temps plein Ă la transmission de ces expĂ©riences et rĂ©flexions en formant les professionnels en devenir et ceux sur le terrain.
Photo : Yannick Moszyk
Pandémie 2020, vies humaines
revue en ligne
par nos auteurs, photographes et nos invités
Une réponse sur « La visite »
Que d’Ă©motions percent le cĆur Ă la lecture de La visite. Que d’interrogations viendront nous hanter lorsque le temps des bilans arrivera. Fallait-il vraiment imposer cette souffrance Ă nos anciens, otages d’une mal-gestion de nos services publics lorsque la grande casse Ă©tait (est – sera ?) de rigueur ?
Ce texte serre le cĆur et la gorge. Mais il raconte autre chose aussi. Une histoire de famille qui porte en son sein un immense amour.