par Sophie Bernier
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Nous publions ici à mesure que Sophie Bernier les écrit ses 7 péchés du confinement.
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Boisbriand, au Québec, 10 mai 2020
La luxure
Je me crache dans les mains. J’empoigne son sexe pour le finir dans ma bouche. Je sais qu’il aime ça quand je crache dessus parce qu’ils aiment tous ça – et parce qu’il me le demande. C’est vrai, que ça glisse mieux avec plein de bave.
« Je suis clean » ne veut plus dire la même chose qu’avant.
Mais le mensonge, lui, est partout pareil.
En catimini, je sors de chez ce bel inconnu rencontré sur Tinder, pendant qu’il se glisse sous la douche. On a certains atomes crochus. Peut-être qu’on se reverra…
Je croise une femme dans l’entrée de l’immeuble. En pénétrant chez mon amant de passage, elle le trouve sortant de la douche. À peine rincé, il attache une serviette autour de sa taille, des gouttelettes d’eau ruissellent sur ses abdos. Elle mouille.
Ils se sautent dessus.
Pour le faire durcir, elle met sa bouche sur le sexe du bellâtre, où je l’avais quelques minutes auparavant. C’est comme si nos salives, à elle et moi, s’entremêlaient. Nos deux langues sur le même pénis. C’est ma salive qui déborde des lèvres de la femme, s’écoule entre ses doigts et glisse sur les testicules du mec. Est-ce que ça compte pour un lavage de main, si elle frotte assez fort et que ça mousse ?
En l’embrassant lui, elle m’embrasse moi. Et mon Covid-19.
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Région du Québec, 1er mai 2020
La colère
« Give me fuel, give me fire, give me that wich I desire ! ». Le gaz au fond, dans mon auto, je file à cent-cinquante kilomètres heure sur l’autoroute. Il faut bien le dépenser, leur christ de gaz à zéro dollars le baril.
Tout se passe très vite, je vois le barrage avec les voitures de police en travers de l’autoroute et au lieu de ralentir, je décide d’enfoncer l’accélérateur…
Huit semaines en dedans, c’était huit semaines de trop. C’est ce qui arrive quand on retire à une personne tous ses repères : son travail, son revenu, son espoir, sa liberté de circuler, de socialiser et de copuler avec des inconnus, tout quoi. Dépouillée, humiliée, incapable de se défendre soi-même contre une menace que l’on qualifie d’invisible, la personne devient docile, elle rentre dans le rang.
En une seconde, les policiers s’aperçoivent que je n’arrêterai pas et ils se lancent dans leurs véhicules, sauf deux qui lèvent leur arme. Je n’ai rien d’une criminelle, ce n’est pas moi qui ai commencé ! Je n’ai rien fait !
Je revois en un flash les derniers jours de ma vie. J’ai fait couler la douche pour camoufler le son de mes pleurs et de mes sacres ; j’ai brisé des objets, surtout ceux des autres, officiellement sans faire exprès ; j’ai claqué la porte de la résidence le plus fort possible dans l’espoir de faire trembler la charpente de l’immeuble, mais la porte s’est refermée lentement, amortie par un ressort. Quand on attend le tonnerre, impossible de se contenter d’un « ffffffffff… »
Même les clés de l’auto ne voulaient pas collaborer, j’ai failli les lancer lâchement, comme j’ai lancé le contrôle de ma vie à ces chiens de gouvernements ! Au lieu de cela, j’ai rugi vraiment fort, la clé a tourné. Les passants qui ont eu le malheur de croiser mon chemin, je les ai fusillés du regard.
Ce n’est plus l’heure de la distanciation sociale, mais de la détestation sociale.
Dans les derniers instants avant de créer un accident potentiellement mortel, je croise le regard affolé des policières et policiers. C’est leur problème s’ils se mettent dans mon chemin. Moi je continue !
En fonçant dans le barrage, je crie : Allez chieeerrrr ! en me convainquant que la vie sans liberté ne vaut pas la peine d’être vécue.
Miraculeusement, les deux voitures dans le milieu de la route reculent à temps. Je me retrouve de l’autre côté du barrage, en vie ! Les sirènes de gyrophares retentissent et les voitures de police s’élancent à ma poursuite.
Au lieu de fuir, je me range dans l’accotement. Je pleure à chaudes larmes quand les agents entourent ma voiture, leurs fusils pointés vers moi. L’un d’eux me crie de lever les mains, ce que je fais, mais la rage coule encore dans mes veines alors j’ajoute, agressivement :
La vraie raison pour laquelle on lève les barrages routiers cette semaine ? C’est parce que la rage au volant faisait plus de victimes que le virus lui-même.
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Dimanche de Pâques, 12 avril 2020, Mont-Tremblant (Québec)
La gourmandise
Toute ma famille se retrouve dans notre chalet familial, en dehors de la ville. Cousins, cousines, parrain, marraine, enfants, petits-enfants, parents et grands-parents, provenant de quatre régions du Québec, sont réunis. On s’est tirés à quatre épingles.
Mononcle, matante arrivent en retard. Je leur ouvre la porte : « On vous attendait pu ! ». S’ensuivent les embrassades, les accolades, tout le monde est déjà un peu chaud, on n’a pas attendu avant de boire. J’insère leurs manteaux dans la penderie. Les parfums se mélangent. Je referme la penderie.
L’atmosphère est chaude et peuplée : on est quatre sur le divan trois places, assis sur une demie-cuisse. Des enfants rampent sous la table de la cuisine, entre les pieds des joueurs de cartes.
Lélé donne un bisou à sa mamie.
On commence à cuisiner. Pourquoi ne travaillerait-on pas à la chaine ? Bonne idée. Les légumes sont passées de mains en mains, lavés, coupés, cuits. Les carottes, les fèves, les avocats et les tomates ont été choisis sur l’étal après d’interminables tâtonnements et palpations.
Ma cousine badigeonne la volaille avec un mélange odorant de moutarde et de miel, directement avec les mains. Quand elle tapote le poulet avec la marinade, ça fait le bruit d’une fesse mouillée, c’est presque sexy.
La moitié des adultes jouent aux cartes. Après une heure de manipulation et d’échange de cartes, on dérange leur jeu pour mettre la table. Les joueurs acceptent tout de suite de placer les ustensiles. Ils apportent d’autres chaises, pour corder tout le monde. On sera collés, pas grave.
Un doigt sur la cuillère de bois, sur la langue, et gloup dans la sauce, à plusieurs reprises. C’est prêt ! La consistance est parfaite.
On se sert directement dans les plats, disposés sur la table. Les bagues, les bracelets et les montres s’entrechoquent, les bras s’entremêlent, tandis qu’on cogne les cuillères à service pleines de purées de patates, de sauce, de volaille tendre et de légumes bio. Un vrai festin.
Ça parle la bouche pleine, ça rit, ça boit. En me passant mon assiette, ma tante trempe son pouce dans mes patates pilées. Des postillons invisibles tombent dans mon plat. Ils proviennent de l’éclat de rire de Gustave.
On se trompe d’ustensiles avec le voisin de table. Pas grave.
Grand-’pa tousse. Petite frousse : s’étouffe-t-il ? On lui sert un verre d’eau et ça passe.
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Pandémie 2020, vies humaines
revue en ligne
par nos auteurs, photographes et nos invités
5 réponses sur « Fantasmes interdits, les 7 péchés du confinement »
L’ancien (?) temps écrit comme un thriller. Nostalgique et oppressant. Bravo !
Je vois tellement la scène du barrage routier! Ça pourrait être moi!
Le trafic en temps de liberté, c’est déjà une horreur. Alors, le trafic en temps de confinement … Super texte !
C’est une belle colère.
Le repas familial à la sauce Corona potentiel : je m’en lèche encore les babines !